CHAPITRE XVII : LA PLUME ET LE PINCEAU
15 : Isabelle visite le Musée du Louvre
  
 
Mme Isabelle Caffi
Hôtel Borgne
Rue Rude
75008 PARIS
 
                                                 Paris, le 12 septembre 2001

              Mon cher Florent,

 
 
       Sous la pyramide du Louvre, il vaut mieux se munir du grand plan disponible à la rotonde centrale pour savoir où aller. Les grands formats du XIXe siècle dont M. Bourges m’a parlé se trouvent dans l’aile Denon, au 1er étage du Musée.  
  
       Tu m’as, toi aussi,  envoyé voir les deux sœurs Chassériau, qui se prénomment Aline et Adèle et qui sont les cousines de cette fameuse Isaure que tu cherches depuis deux ans maintenant. Elles sont là, tout de suite à droite à l’entrée de la salle et je dirais volontiers qu’elles sont le premier tableau à voir dans le Louvre pour qui emprunte le même chemin que moi. Elles sont là, dans le coin de la grande pièce rouge, vêtues pareillement bien qu’elles ne soient pas des jumelles, et elles regardent le monde qui les entoure.
 
       Et ce monde, mon Dieu… Quel monde ! Pardonne moi la légèreté avec laquelle je vais évoquer de grands peintres mais franchement, Bonaparte franchissant les Alpes en se tenant le foie qu’il n’avait pas très droit, peint en 1848 par M. Paul Delaroche, on est fort étonné de voir qu’un âne lui sert de remonte-pente et qu’il a sur la tête, en guise de bonnet de ski, son célèbre bicorne qui ne lui cache même pas les oreilles – à moins qu’il ne s’agisse d’une pelote basque !
 
        M. Bourges m’a signalé la noirceur, l’emphase, le drame qui émanent de ces grands tableaux. Cela commence très fort avec la jeune martyre, du même Delaroche. Elle est en train de se noyer, illuminée par une auréole dorée en forme d’élastique ovale et scintillant. Cela fait une lune de minuit qui se serait posée juste au-dessus du visage de la jeune fille : la belle Ophélia flotte comme un grand lys, les mains nouées de cordes, à la surface d’un étang noir.  

        Le voisin immédiat des deux sœurs porte un manteau d’hermine blanche et ce sont de vraies queues d’hermine qui font à ce juge de bois brut un manteau un peu lourd de probité candide.

 
        Revenons à Adèle et Aline : la peinture du tableau représentant les deux sœurs Chassériau s’écaille. Mais très étrangement le visage de celle de gauche est lisse et mat. La peinture s’écaille en cercle au-dessus de sa tête, formant une auréole. Le même phénomène entoure son œil droit. Mais pourtant c’est plutôt à la sœur de droite qu’on donnerait le bon dieu sans confession – j’allais écrire sans concession ! Le portrait est signé T. Chassériau et daté de 1845.
        Bientôt, plantée là à un mètre sous le nez des deux sœurs, je vois ce qui ne va pas : c’est la trop grande longueur des bras et la façon dont celle de droite tient l’autre au coude.
 
         La fleur à la ceinture, combien de fois est-elle tombée pendant la séance de pose ? 

        Le bracelet de corde avec le lourd bijou, voilà bien un truc importable.

 
           Une jeune Japonaise est venue se poser à ma gauche. Elle scrute le tableau aussi longtemps que moi et écrit elle aussi dans un cahier. J’ai envie de lui demander si elle est journaliste à « Kyoto en délires » ! Elle a un sac de toile rouge, un manteau de cuir gris bleu. Je suis certaine, Florent, que si tu avais été là à ma place tu l’aurais prise en filature ! Voyou !

        Sur le « Vœu à la madone », grand tableau du mur d’à côté, les personnages ont vraiment l’air tarte.

        Je me suis assise à l’angle de la banquette. Les deux sœurs me regardent comme si j’étais leur cousine.
 
        D’autres petites Japonaises se font photographier devant la « Liberté guidant le peuple » de Delacroix. 

        Encore un Delaroche : « Les enfants d’Edouard IV ». Je ne suis pas assez calée en histoire d’Angleterre pour pouvoir expliquer l’air effrayé qu’ils ont. Peut-être sont-ils tout simplement en train de lire « Frankenstein » de Mary Shelley ou le tome 2 de l’ « Atlas de dermatologie tropicale » de Mme Chevrant-Breton.

 
      Un groupe de grosses mamys traverse la salle au pas de charge sans un regard pour les tableaux. On laisse entrer les éléphants, ici ? Il y a un rayon porcelaines plus loin ?
 
       Eugène Delacroix : le naufrage de Don Juan. Me voici arrivée à la série des Titanic avant l’heure. A côté en effet, il y a Dante et Virgile qui traversent le lac de Guerlédan et découvrent dessous la ville infernale d’Ys. Puis vient le radeau de la Méduse. Un des passagers a réussi à s’en échapper et il est passé dans le tableau d’à côté où il entreprend de bouffer le bateau de Virgile. 

  
 
 

 
      Je suis maintenant à l’autre bout de la salle devant le tableau de Antoine- Jean Gros qui représente Napoléon traversant dans les clous le champ de bataille d’Eylau et là-bas tout au bout, toujours, les deux sœurs me suivent du regard. 

         Comme beaux partis, ici, pour elles, un peu comme à leur époque, il n’y a que des militaires. 

        Achille Devéria, peint par Louis Boulanger, a-t-il fréquenté le salon de l’Arsenal où maman allait autrefois avec son frère Eugène? 

 
Des cernes sous les yeux, la peau blanche, presque bleue, le crâne dégarni, la barbiche drue, il ne respire pas la santé. Qu’est-ce qu’il fait avec une boussole alors qu’il est chez lui, vêtu d’une robe de chambre ? 

     Et le lieutenant général Fournier-Sarlovèze, pourquoi est-il en train de poser pour un peintre sur le champ de bataille alors que ses soldats montent au feu ? Il se croit sur un plateau de télé ou quoi ? 

 
        Et lui, Murat le roi de Naples, par Gros, c’est le pompon ! Avec sa plume au vent, le cheval qui se cabre et l’Etna dans le fond qui crache sa fumée – à moins que ça ne soit le Vésuve ! – sans compter la peau d’Esso le tigre, avec la queue qui pend à l’avant du pare-brise, ses médailles qui cliquètent, ses épaulettes blanches, il a l’air de s’y croire vraiment. Mais comme il a gardé son pantalon de pyjama jaune à rayures rouges, il ressemble plutôt à Jack Lang chevauchant un char à la dernière Gay Pride.
 
        Sur le timbre qui reproduit ce célèbre tableau, je n’avais jamais repéré le fait suivant : l’officier de chasseurs à cheval de Géricault est assis sur un slip en peau de panthère du même modèle que celui de Tarzan. 

        Je passe sur la suite des horreurs : les pestiférés de Jaffa avec Sean Mc Gowan qui fait de la figuration à l’aile droite, les massacres de Chio, la mort de Sardanapale avec sa nuit de longs couteaux -  elle manque un peu d’hémoglobine -, le portrait de Lacordaire (de pianos !) 

        Je suis revenue près des sœurs. Elles ont un de ces airs de ne pas y croire, toutes les  deux ! 
 

        Un visiteur sur trois ne les regarde pas. Et quand je dis un visiteur sur trois, je devrais dire un sur vingt-trois ou un sur cent vingt-trois.

        Lui, par exemple. Il entre. Il a un casque sur les oreilles. Il se pose dans le coin, à l’endroit des deux sœurs et il prend une photo de la salle. Puis il fait demi-tour et redescend l’escalier !

        Une Japonaise s’évente avec le plan du musée. Derrière elle vient un jeune obèse en bermuda et walkman qui se gratte les couilles sans distinction.

        Le troupeau d’éléphants repasse au ralenti dans l’autre sens, en ordre de tri croissant : les plus gros sont désormais derrière.
 
        La sœur de droite se retient d’éclater de rire. Elle a dû voir l’obèse et reconnaître, même de dos, l’activité de remontage des testicules à laquelle l’infâme se livrait. 

        Je vais vous abandonner, les frangines. Je vais me mettre à votre place et je vais à mon tour, prendre une photo de ce que vous avez sous les yeux chaque jour que Dieu fait.

 
        Puis je suis secouée d’un frisson. Une idée m’est venue. Une idée tardive, un désir soudain. Je laisserais bien à vos pieds une enveloppe. A l’intérieur, juste un bout de papier ou mieux une carte postale. Un message : « Vous avez bien le bonjour de la cousine Isaure et des amis de Rennes".

        C’est une bonne idée, tu ne trouves pas, Florent ? Ca leur donnerait peut-être, à elles aussi, l’envie de partir à sa recherche .

                Je t’embrasse

                                  Ton Isabelle 
 

 
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