CHAPITRE XVII : LA PLUME ET LE PINCEAU
16 : Tout doit disparaître !
   
 
Florent Fouillemerde
Agence Fiat Panda
4, rue des Petits-Champs
35000 RENNES
 
                                             M. Ferdinand FLURE 
                                             Agence Dupondet et Dupontet 
                                             120, rue de la Gare 
                                             65125 LES HAUTS DU TOURMALET
 
                                                     Rennes le 19 novembre 2001
 
                  Mon cher Ferdinand,

        Isabelle me surprendra toujours. Aujourd'hui, elle m'a entraîné au Musée des Beaux-Arts de Rennes voir l'exposition consacrée à Ernest Guérin.
 
        Tu ne dois pas connaître ce monsieur, mon cher Ferdinand, car sa renommée est purement locale. Il s'agit d'un peintre enlumineur né à Rennes en 1887 et j'ai beaucoup aimé ses grands aquarelles représentant des filles des Forges en costumes traditionnels qui défilent dans la lande et s'en vont à Paimpont pour aller demander pardon au curé de s'être moquées de lui dans la chanson qui porte son nom. 
 
        J'ai trouvé bizarre que sur certains tableaux il y ait la mer dans le fond et j'ai demandé à Isabelle s'il ne s'agirait pas plutôt du curé de Camaret mais elle m'a indiqué que non. En riant bien sûr comme d'habitude. Personnellement je ne vois pas ce qu'il y a de drôle à confondre les filles des Forges et celles de Camaret. Les Français sont nuls en géographie alors pourquoi pas moi ?
 
        Avec le ticket de l'exposition on avait le droit de monter voir les collections permanentes.
- Tu ne vas pas dire bonjour à ta copine ? m'a demandé Isabelle.
- Quelle copine ? ai-je demandé.
- Comment, Florent ! Tu as abandonné l'enquête sur Isaure Chassériau ?
- Ah oui, cette histoire de fous, là. J'ai autre chose en cours et le conservateur ne m'a pas recontacté et ne m'a rien reversé.
- Viens donc la voir quand même.
 
        J'aurais beaucoup de mal pour ma part à dresser un plan des salles du Musée de Rennes mais j'ai commencé par faire le tour d'une espèce de galerie qui semble tourner autour d'une cour carrée avant de me retrouver face à des trucs modernes du genre vrai Picasso. Puis, une fois que j'ai été perdu - Isabelle était allée faire un tour de son côté - j'ai suivi l'indication "sortie" et je me suis retrouvé face au tableau de la jeune fille en rose dont le conservateur m'avait donné une reproduction sous forme de carte postale et qu'on retrouve sur une photo prise en 1960 où l'on voit cette jeune fille dans la même attitude attendant à la porte d'un café.
 
- Ce n'est pas possible, ce tableau ! a commenté Isabelle venue se planter derrière moi sans que je l'entende venir. Elle n'a pas de clavicules, pas d'épaules. C'est comme si le peintre avait dessiné ce personnage sans avoir le modèle sous les yeux. 
- Moi ce sont ses joues qui me semblent bizarres. Elle a un visage mince mais le nez est plus gros et les joues sont bien plus charnues que sur la carte postale. Elle a l'air d'une enfant de treize ans alors que sur la carte postale, elle est une jeune femme. 
- C'est peut-être un faux. C'est sans doute un faux" a dit Isabelle en s'agenouillant au pied du tableau. 
- Qu'est-ce que tu fais Isabelle, tu es folle, tout le monde va te regarder. Tu vérifies la signature ? 
- Non, je regarde les auréoles ! 
- Elle a des auréoles sous les bras ? Ou sur la tête, comme les saintes ? 
 
       Isabelle s'est relevée. 

- C'est… surprenant ! J'avais remarqué quelque chose de semblable au Louvre sur le tableau des cousines. Tu as vu que la peinture commence à s'écailler ici aussi ? 
- Oui. Je pense que c'est un pré-découpage pour fabriquer des puzzles. On en trouve beaucoup dans les boutiques des musées et chez les photographes au moment de Noël maintenant. Tu prends la photo du tableau, tu découpes en suivant les pointillés et ça te fait un super puzzle à offrir à ta belle-mère le 24 décembre. 
- Tu as encore ta maman, Florent ? Ce sera bientôt elle ma belle-mère si tu veux bien. Mais il y aura une pièce bizarre dans le puzzle. C'est celle qui représente le sexe d'Isaure ! 
- Ah bon ? Pourquoi ? 
- Cet endroit du tableau s'écaille en spirale ! C'est… ubuesque ! Vérifie toi-même ! 

        Isabelle me surprendra toujours. J'ai attendu qu'il n'y ait personne dans la salle, je me suis agenouillé et j'ai constaté qu'elle disait vrai. 

 

 
        Au 17 du quai Lamennais il y avait autrefois un "Hôtel moderne" dont Ernest Guérin a décoré l'intérieur avec de grands panneaux qui étaient exposés au Musée. L'Hôtel moderne s'est transformé ensuite en "Salons Gaze". En face, à l'angle de la place de Bretagne, il y a la maison natale d'Anatole Deibler qui est un bourreau né à Rennes. Le monogramme AD en belle mosaïque rouge et jaune est d'ailleurs encore sur la porte. Isabelle connaît des tas de choses sur sa ville. Pour ma part, je me serais bien arrêté au bar le Bentley pour goûter au confort de ses fauteuils en cuir mais c'était fermé ce dimanche.

        Nous avons tourné après l'écluse et longé le canal d'Ille-et-Rance dans lequel ne subsistait qu'un filet d'eau.
- Ce sont les écourues a-t-elle commenté. On vide les canaux pour les nettoyer.
- J'ai vu ça aussi à Samfou-les Boules. Ca n'évite pas pour autant les inondations !
- Regarde, Florent ! a-t-elle crié tout à coup ! Ce n'est pas possible ! 
- Quoi donc encore? 
- Ils l'ont abattue ! La petite maison ! Le squatt artistique ! La secte du poireau ! Les fresques réalistes socialistes ! L'Espace vert ! 
- Je ne vois rien ! 
- Je les avais photographiées et voilà, elles ne sont plus là. C'est fabuleux ! 
 

 
- Regarde. Ca c'est le garage tout au bout du quai Saint-Cyr. Les fenêtres sont des phares, le portail est une calandre et sur le mur est peint le reste de la voiture. Le bâtiment a été démoli cet été. 
- Ca me fait penser aux Tontons flingueurs ! J'avais un rendez-vous dans ce café et quand j'y suis allé, il était abattu, lui aussi. 
 
- Justement, j'ai pris aussi des photos des graphs qui étaient sur sa façade. Ici, c'est une enseigne en centre ville. Elle est posée à l'angle d'une rue et quand on arrive on ne lit que le début du slogan. 
- Ne me dis pas qu'on a abattu aussi le bâtiment ? Je vois très bien où c'est, il y a trois étages au-dessus !
- Non, on a simplement enlevé l'enseigne.
- Si les gens ont vu ta photo, ils n'ont peut-être pas aimé. Ils ne s'étaient peut-être pas aperçu de ça avant .
- Tu crois vraiment ? Regarde celle-là, encore. 
- Tu as vraiment l'œil ! "Gwenaelle Hanne, sage-femme" sur la plaque et sur la porte "poussez fort". Elle a déménagé ? 
- Non. Elle a fait réparer la porte et fait enlever l'indication "poussez fort" 
- Tu es sûre que tu  ne fais pas un peu de parano ? C'est peut-être tout simplement le
hasard ?
- Non. Je suis sûre que c'est à cause de mon site.
- Ah bon, quel site ?
- Le site web sur lequel je mets mes photos.
 
 
        Isabelle me surprendra toujours. Tard dans la nuit elle se réveille et me secoue.
 
- Florent… Pour Isaure... Si cétait pareil ?
- Hein ? Quoi ? Qu'est-ce qui est pareil.
- Les photos… Les âmes… Quand je prends une photo et que le bâtiment ou l'enseigne disparaît, c'est un peu de l'âme de la ville qui s'envole. Et moi qui en ai l'image, la photo, je suis propriétaire d'un morceau d'âme morte !
- Ecoute Isabelle, qu'est-ce que c'est que cette histoire de gogols ? Des âmes mortes ! Il est minuit et demie, et tu me réveilles pour me dire ça ? Demain tu bosses et moi aussi…
- Mais réfléchis un peu, Florent. En 1838, la photographie n'était pas encore vraiment inventée. La jeune fille s'est fait tirer le portrait par son oncle. 
- La jeune fille s'est fait tirer par son oncle ? Ca va pas, Isabelle ? 
- La peinture… Tu as vu le portrait de l'oncle Eugène ? Tu sais ce que ça fait, Florent, de perdre son âme ? 
- Euh, je suis plutôt du genre à perdre mes clefs qu'autre chose. Et puis je n'aime pas qu'on me prenne en photo.
- Justement, chez les peuplades primitives, on considère aussi que l'appareil photo permet de voler les âmes.
- Je crois que je vais me rendormir…
- Pauvre Florent ! J'essayais de t'aider, pourtant.
 

        Ce matin, une chose m'est revenue de mon rêve de la nuit. Un détail de la conversation d'hier soir qui a traversé les limbes du sommeil pour rester incrusté dans ma conscience à mon réveil.
- Le sexe d'Isaure !
- Oui ? a demandé Isabelle.
- Tu devrais en parler sur ton site ! J'imagine tes lecteurs en train de faire la queue devant le tableau puis de s'agenouiller ou de s'accroupir pour vérifier le coup de la spirale !

        Pour le coup, Isabelle n'a pas ri. Elle me surprendra toujours.

        Que tout disparaisse, au fond, c'est peut-être tout simplement... normal ? Demande à Madame Lapsi ce qu'elle en pense et transmets lui mes amitiés.
 

 
Retour au menu de 
Rennes en délires
Retour au menu de ce chapitre
Précédent
Suivant