CHAPITRE XVII : LA PLUME ET LE PINCEAU
9 : Retrouvailles pour le président
 

        Les deux détectives qu'il a engagés, le président sent bien que c'est du gadget. De l'inspecteur-gagdet a-t-il même plaisanté auprès de Monica, sa secrétaire. Et puis ça le démangeait trop d'aller voir lui-même sur place. Retrouver Rennes, la place de la Mairie, la rue Saint-Georges et tous ces petits lieux où il a tant traîné du temps de sa jeunesse.
 
        La première chose qu'il a faite après s'être installé à l'Hôtel des Lices, c'est d'aller voir au Musée des Beaux-Arts. Il n'a pas été déçu. Il a senti tout de suite qu'il y avait quelque chose de bizarre dans la pièce du XIXe siècle. La jeune fille en robe rose lui a paru avoir changé depuis le jour, bien sûr lointain, où il a mis les pieds pour la première fois dans cette salle du Musée. Il avait oublié le côté luisant de son nez, l'aspect charnu, presque porcin de son visage rose.
 
        Et puis il s'est assis sur un siège près de la fenêtre. Vue de ce côté-ci, Isaure Chassériau ressemble davantage à la jeune fille du catalogue. Son nez apparaît moins gros, ses traits s'affinent et l'incongruité de sa tenue - ces fleurs plantées partout, entre les seins, dans les cheveux, qui lui donnent un air de potiche - aurait tendance à s'estomper. 
 
De là, on remarque encore mieux l'anormale courbure des épaules, l'absence de volume au niveau des seins d'une jeune fille de pourtant vingt ans. Le regard est ensuite attiré par les bijoux : le petit cœur accroché au bracelet, la bague toute simple à l'annulaire droit et une autre, identique au gauche. La jeune fille porte deux alliances, comme si elle avait deux maris ou hésitait encore entre deux prétendants. 
 
        La tenture à sa droite tire plutôt dans les verts alors que, de mémoire, le président l'aurait dite bleue. Est-ce bien le même tableau qu'il a vu ici même il y a des années ?

        L'espèce d'éblouissement dont il a été victime en retrouvant Isaure a maintenant disparu. Une visiteuse s'est longuement arrêtée devant elle, a mis sa main devant sa bouche. Elle a caché ainsi l'esquisse d'un sourire ou bien réfréné un fou rire puis est allée s'asseoir sur le fauteuil à l'autre bout de la salle. Ensuite elle a caché ses yeux dans sa main gauche comme pour pleurer ou pour réfléchir. Le président a trouvé cela très curieux.

        Isaure continuait de le regarder avec des expressions très différentes. Tantôt on croit qu'elle va se mettre à sourire, tantôt on la voit rentrer dans ses limbes, décidée à ne rien exprimer, comme si la minceur de sa taille et le flou artistique de son fessier étaient des discours suffisants.

        Il s'est levé, il a changé d'angle. Le parquet du musée est quadrillé de carrés de 70 cm de côté. Le président a retrouvé ses souvenirs de bataille navale : horizontalement les chiffres, verticalement les lettres. Il s'est mis dans l'angle inférieur droit du carré D4, juste en face de l'étiquette sur laquelle on peut lire que le tableau est un don fait au Musée par M. Eugène Froment en 1886. Il s'est aperçu alors qu'Isaure a les joues rouges et le bout du nez rouge, d'un rouge timide, silencieux, qui n'a pas de sens particulier. Dans le silence du samedi, dans la station de la pose, elle a le regard perdu dans le vague. Le haut de son visage est celui d'une enfant mais sa bouche promet des ivresses.
 
        Son collier de fil fin traverse un papillon de métal doré et se termine par deux pendentifs en ovale. Le président a remarqué pour la première fois peut-être la longueur excessive du pouce gauche. A l'autre bout de la salle, la visiteuse était toujours assise et les gardiennes ont dû s'interroger sur ce couple bizarre stationné depuis un quart d'heure dans cette salle du Musée. 
 
  Sur l'autoportrait d'Eugène Amaury-Duval, le président a remarqué une autre chose surprenante : un Saturne à la massue, assis sur une vache folle ! On retrouve un exemplaire similaire de cette scène au café Saint-Georges, dans la salle tout au fond. Cela il en est sûr. C'est toujours là qu'il s'installait jadis, en homme qui a ses habitudes et aime s'installer dans les coins, le dos tourné au mur pour tout apercevoir et n'être surpris par personne. 
 
       Curieux voisinage pour Isaure, a-t-il pensé. D'un côté cet oncle si sombre, de l'autre un immense tableau qui représente la scène du Massacre des innocents peinte en 1824 par Léon Cogniet. Et puis, encore à droite, c'est Comminges, et plus précisément la mort d'Adélaïde à l'abbaye de Grimbergen en 1664. 
 

 
- Vue de D10 Isaure est assez sympathique. Elle fait très "longue dame brune", commentera plus tard monsieur le Président à sa secrétaire Monica. Par contre en C6 je me suis dit qu'elle aurait dû se faire refaire le nez. Ce qui m'a choqué en C7, c'est le voisinage. Que fait Isaure plantée dans son salon entre un mangeur d'enfants et des violeurs de femmes ?
- Vous vous trompez, Monsieur le Président, le massacre des Innocents, ce sont aussi des enfants qui sont concernés.
- C'est intéressant ce que vous dites là, Monica. D'un côté le temps qui mange ses enfants, de l'autre les hommes qui se déchirent entre eux. Ca explique peut-être cet air triste qu'a Isaure vue de la case D4 ?
- Ou bien alors, a rétorqué Monica, c'est à cause des Tombées de la Nuit qui se terminaient ce jour-là ? 
- En sortant du Musée, j'ai vu deux types bizarres. Il y en avait un qui faisait l'andouille sur les marches avec un parapluie tandis qu'un autre le photographiait. 
- C'est un drôle d'endroit pour prendre des photos, l'entrée d'un musée ! 
 
 
        Le président jette un regard au portrait d'Isaure Chassériau qui trône dans son bureau puis il va se poster à la fenêtre. Il observe le va-et-vient habituel des citadins. Plus loin, dans le port d'Amsterdam, y a des marins qui pissent comme je pleure sur les femmes infidèles.
 
 
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Rennes en délires
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