Au bout de deux heures et alors que la soirée était déjà bien avancée, elle repartit, de son pas tranquille, avec toujours ses deux mains dans ses poches et sans avoir retrouvé personne.
Le lendemain, elle m'était sortie de l'idée jusqu'au moment où je l'aperçus de nouveau, appuyée à la rambarde qui surplombait l'escalier. Cet étrange manège se continua les jours suivants, toujours de la même manière. Alors, je me demandai comment il se faisait que je ne m'en étais jamais aperçue avant.
Au bout de huit jours, je me décidai à l'aborder pour lui demander si je pouvais quelque chose pour elle et ce qu'elle attendait ainsi. Elle me répondit avec une petite moue interloquée qu'elle n'avait besoin de rien.
Deux jours plus tard, je me décidai à la saluer d'un petit signe de tête chaque soir et au bout de quelques semaines, sur un coup d'audace tout à fait imprévisible, je lui proposai de boire un café avec moi.
Je pus enfin lui poser la question qui me brûlait les lèvres : "que venait-elle faire tous les soirs à la gare dans la partie "arrivées", appuyée à cette rambarde qui surplombait l'escalier ? "
Elle hésita un moment, mais mise en confiance par mon air débonnaire
et la ressemblance qu'il y avait entre nous, elle m'expliqua:
- Je
n'attends personne en particulier, et pour moi tous les trains sont identiques,
juste remplis de voyageurs. Je viens juste pour croire une heure ou deux
par jour que quelqu'un va venir dans ma vie. Je me joue l'arrivée
d'une personne que l'on aime, vous savez, quand on voit au loin la silhouette
que l'on attend, que le coeur se met à battre et que les jambes
deviennent molles. Là, la personne vous aperçoit, un sourire
éclaire son visage, son pas se fait plus rapide, vous discernez
mieux les petites rides de bonheur sur sa figure. Puis elle arrive près
de vous, pose son sac par terre et vous ouvre les bras. Alors on se serre
chaleureusement l'un contre l'autre et on imagine que tout le monde vous
regarde en se disant: "comme ils ont l'air heureux de se retrouver". Et
puis vous prenez le sac du voyageur et vos pas s'accordent aux siens pour
quitter la gare en bavardant un peu fort, en se dévorant des yeux
et en riant pas toujours discrètement. Ce n'est jamais pour moi
bien sûr, car personne ne vient me voir mais je m'imagine qu'un jour
ce sera possible. "
Au fait, j'ai oublié de vous dire ce que je faisais dans cette gare ou plutôt vous ne me l'avez pas demandé...
Moi aussi, j'y viens chaque soir après le travail et je descends sur le quai, non pas pour prendre le train, où irais je d'ailleurs? Non, je ne pars pas en voyage: mon rêve à moi, c'est que quelqu'un vienne m'attendre à l'arrivée du train.
Alors je monte l'escalier qui vient du passage souterrain et mène
vers la sortie et je pense que quelqu'un m'attend là-haut près
de la rambarde. Il va me voir arriver, un sourire va éclairer son
visage et rendre plus présentes les petites rides de bonheur au
coin de ses yeux. Il va m'ouvrir les bras, prendre mon sac et nous allons
quitter la gare bras dessus, bras dessous, en marchant du même pas
et en parlant un peu trop fort.
La Girafe 01.2000
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