JEUX RENNAIS
Texte 101 : Rencontre gare de Rennes
 
                                                                                                        à Dominique
 
        La petite femme cheminait à petits pas le long du boulevard, avec son cabas. Elle avait les cheveux gris coupés au carré et portait, par dessus une tenue toute grise, un vieil imperméable beige mastic. Elle n'était pas très âgée, pas très jeune non plus, peut être la quarantaine. Elle pénétra dans la cour d'un vieil immeuble et disparut... puis on la vit ressortir, sans son cabas et le pas plus guilleret. Elle reprit le boulevard en direction de la gare toute proche.
 
        Elle entra dans la gare, du côté des arrivées et on l'entendait chantonner. Le poids qui semblait précédemment peser sur ses épaules s'était envolé .Elle semblait toute légère, et bien droite, avec ses deux mains enfouies dans les poches de l'imperméable.
 
        Elle s'approcha de la rambarde en jetant un oeil attentif au tableau qui indiquait les heures d'arrivée des trains et leurs éventuels retards. Je pensai qu'elle attendait l'arrivée de quelqu'un.
 
        Quand le haut parleur annonça l'arrivée du train en provenance de Saint-Malo, elle guetta les premiers voyageurs qui montaient l'escalier venant du passage souterrain et permettant de changer de quai et de sortir de la gare.
 
        Quand le dernier voyageur fut arrivé en haut et que tous ceux qui attendaient en guettant par dessus la balustrade eurent retrouvé leur voyageur, elle s'éloigna un peu, en chantonnant.
 
        Je continuai d'observer son étrange manège qui se reproduisit de façon à peu près identique avec le train de Brest puis avec le train de Paris. A chaque fois elle semblait certaine que quelqu'un qu'elle attendait, allait surgir de l'escalier et à chaque fois le dernier voyageur s'éloignait vers la sortie seul ou bras dessus bras dessous avec celui qui était venu le chercher à la gare.
 
        Parfois elle changeait un peu de façon de faire . Elle descendait l'escalier et s'en allait guetter les voyageurs, directement sur le quai, à leur sortie du compartiment de train, sans paraître triste et sans jamais adresser la parole à personne.

        Au bout de deux heures et alors que la soirée était déjà bien avancée, elle repartit, de son pas tranquille, avec toujours ses deux mains dans ses poches et sans avoir retrouvé personne.

        Le lendemain, elle m'était sortie de l'idée jusqu'au moment où je l'aperçus de nouveau, appuyée à la rambarde qui surplombait l'escalier. Cet étrange manège se continua les jours suivants, toujours de la même manière. Alors, je me demandai comment il se faisait que je ne m'en étais jamais aperçue avant.

        Au bout de huit jours, je me décidai à l'aborder pour lui demander si je pouvais quelque chose pour elle et ce qu'elle attendait ainsi. Elle me répondit avec une petite moue interloquée qu'elle n'avait besoin de rien.

        Deux jours plus tard, je me décidai à la saluer d'un petit signe de tête chaque soir et au bout de quelques semaines, sur un coup d'audace tout à fait imprévisible, je lui proposai de boire un café avec moi.

        Je pus enfin lui poser la question qui me brûlait les lèvres : "que venait-elle faire tous les soirs à la gare dans la partie "arrivées", appuyée à cette rambarde qui surplombait l'escalier ? "

        Elle hésita un moment, mais mise en confiance par mon air débonnaire et la ressemblance qu'il y avait entre nous, elle m'expliqua:
- Je n'attends personne en particulier, et pour moi tous les trains sont identiques, juste remplis de voyageurs. Je viens juste pour croire une heure ou deux par jour que quelqu'un va venir dans ma vie. Je me joue l'arrivée d'une personne que l'on aime, vous savez, quand on voit au loin la silhouette que l'on attend, que le coeur se met à battre et que les jambes deviennent molles. Là, la personne vous aperçoit, un sourire éclaire son visage, son pas se fait plus rapide, vous discernez mieux les petites rides de bonheur sur sa figure. Puis elle arrive près de vous, pose son sac par terre et vous ouvre les bras. Alors on se serre chaleureusement l'un contre l'autre et on imagine que tout le monde vous regarde en se disant: "comme ils ont l'air heureux de se retrouver". Et puis vous prenez le sac du voyageur et vos pas s'accordent aux siens pour quitter la gare en bavardant un peu fort, en se dévorant des yeux et en riant pas toujours discrètement. Ce n'est jamais pour moi bien sûr, car personne ne vient me voir mais je m'imagine qu'un jour ce sera possible. "

        Nous avions terminé notre café et nous demandâmes l'addition.

        Au fait, j'ai oublié de vous dire ce que je faisais dans cette gare ou plutôt vous ne me l'avez pas demandé...

        Moi aussi, j'y viens chaque soir après le travail et je descends sur le quai, non pas pour prendre le train, où irais je d'ailleurs? Non, je ne pars pas en voyage: mon rêve à moi, c'est que quelqu'un vienne m'attendre à l'arrivée du train.

        Alors je monte l'escalier qui vient du passage souterrain et mène vers la sortie et je pense que quelqu'un m'attend là-haut près de la rambarde. Il va me voir arriver, un sourire va éclairer son visage et rendre plus présentes les petites rides de bonheur au coin de ses yeux. Il va m'ouvrir les bras, prendre mon sac et nous allons quitter la gare bras dessus, bras dessous, en marchant du même pas et en parlant un peu trop fort.
 
                                                                                                   La Girafe      01.2000

 

 
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