- Allons, P'tit Louis, prends
la came.
- Remporte ça !
- T'es trop nerveux, mon
coeur. C'est le temps qui t'rend malade. Y a d'l'orage dans l'air.
- Barre-toi, j'te dis.
- Et moi, j'te dis prends
la came..."
P'tit Louis n'en revenait pas qu'on lui refuse son lot. Sa marchandise était pourtant tout ce qu'il y a de plus réglo, arrivée directement de Hollande par le circuit habituel. Et les prix qu'il proposait n'avaient rien de prohibitif.
Faut dire, tout le monde se méfiait depuis un certain temps. Il y avait eu de la dioxine dans le poulet et les vaches étaient un peu foldingues depuis un certain temps. Il y avait eu aussi cette histoire de Dunkerque, la contamination des canettes de coke en stock par on ne savait trop quoi. La filière belge n'inspirait plus confiance au milieu français.
Pourtant, il était toujours aussi bon. Fallait-il qu'il retourne dealer lui-même rue Saint-Michel ? Aucun des revendeurs de la rue Saint-Georges, Dédé-les-Rouflaquettes, Riton-la-Banane et Yvon-les-Belles-châsses n'avait voulu de sa cargaison et ils avaient tous rigolé quand il leur avait proposé de le goûter.
- Puisque je vous dis que
c'est du bon ! J'en ai fumé hier juste un pétard, je ne vous
dis pas où ça m'a propulsé : dans les jardins du Thabor,
après la fermeture, et toutes les femmes à poil, vous savez,
les trucs en pierre blanche...
- Les statues ?
- Ouais, les statues. Eh
bien elles se sont mises à vivre et elles sont venues s'allonger
avec moi dans les tulipes.
- Dans les tulipes ? Au
Thabor ? C'est une roseraie qu'il y a au Thabor, on te signale. Pas une
tuliperaie.
- Et après je me
suis envolé sur l'aile d'un moulin à vent.
- T'as pas vu Don Quichotte
? Y te courait après, paraît !
- Puis j'ai atterri dans
une ville de sable pleine de palais luxueux avec Marco Polo, Kublai Khan
et l'inspecteur Colombo.
- Il y avait sa 403 garée
devant l'orangerie ?
- Et puis après je
suis monté sur la terrasse de l'observatoire municipal.
- Bon ça suffit,
P'tit Louis, remporte ça.
Et pourtant, tout cela était bel et bien réel. Ce qu'il avait fumé avait emmené P'tit Louis dans un trip fabuleux dont il gardait encore maints usages en mémoire. Mais les images il n'y a qu'à la télé qu'elles servent à vendre des produits. Et ça n'est pas en racontant ses trips que p'tit Louis pourrait intéresser grand monde à son "Amsterdamer".
C'était place de la Mairie, ce même soir dans la demi-brume, qu'il traînait sa déprime et ruminait tout ça. Le manège d'enfants tournait encore et quelques pères de famille attendaient que leurs bambins descendissent de la voiture de pompiers, du cochon rose ou du cheval de bois. Soudain, il eut l'idée du siècle : il s'installerait ici pour refiler sa dope à ces anciens babas recyclés petits cadres. Il se passerait du temps avant qu'on ne soupçonne le manège de la place de la Mairie d'être la plaque tournante de son petit trafic.
Et de fait, P'tit Louis a visé juste. Son petit commerce a prospéré. Il est devenu milliardaire et il a pu réaliser son rêve de toujours : s'acheter un vrai accordéon avec plein de boutons. Et comme ce n'est pas n'importe qui, P'tit Louis, on l'a vu se produire aux Tombées de la Nuit à Rennes avec monsieur Kerbec et ses Belouzes, tous les musiciens en costumes des années 30 à jouer un jazz breton dont on ne vous dit que ça.
Et quand Ouest-France a publié son interview, en dernière page, s'il vous plaît, on a eu la clé du mystère :
- Vous comprenez a dit p'tit
Louis, quand j'ai vu sur l'horloge de la place des Lices que les affiches
pour la libéralisation des drogues douces avaient été
recouvertes par d'autres marquées "censuré par les associations
de familles catholiques" et surtout qu'on avait collé par dessus
celles qui disaient "Légalisons le chanvre" d'autres avec le mot
"gouda" à la place de "chanvre", ça m'a fait bien rire. Et
puis je me suis dit que personne n'en avait fumé jusqu'ici du gouda
et que peut-être, puisques ces associations le suggéraient...
Vous comprenez, c'était furieusement tendance. Il suffisait de passer
à l'acte. Avec un tel lobby derrière, de toute façon,
je ne risquais rien.
- Vous avez des projets
p'tit Louis ?
- Oui. Notre usine de Montfort-sur-Meu
a fait des essais avec du Maroilles avancé.
- Et alors ?
- Eh bien maintenant, je
ne sais pas si vous avez remarqué, mais plus personne ne dit "fume
c'est du belge". Maintenant on dit : "Fume, c'est du vieux Lille !"
- Merci p'tit Louis !"
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