CHAPITRE XVII : LA PLUME ET LE PINCEAU
3, LE FAMEUX REVE
  
 
          A première vue, cette fenêtre n'a rien d'exceptionnel. Vous pourriez passer devant, jour après jour, sans même la voir, sans même lui accorder un regard. Vous pensez bien, c'est un garage qu'il y a derrière, c'est une fenêtre d'atelier. Ensuite vient un portail puis une autre fenêtre, pareille. Pas le   
moindre intérêt, tout ça. Et puis vous allez à votre travail, à votre rendez-vous, vous avez une course à faire, vous êtes pressé(e) de rentrer chez vous. 
 
        Justement. Justement, c'est quand vous êtes rentré(e) chez vous le soir, quand la nuit est tombée, bien avancée... Quand tout le monde est endormi dans Rennes, la fenêtre s'allume ; et sa voisine, celle qui est de l'autre côté de la porte s'allume aussi. On entend alors un bruit de moteur, un bruit de moteur très doux, très régulier, sans à coup et puis le chauffeur braque doucement. La Mercédès noire semble sortir du mur, elle circule au ralenti sur le quai Saint-Cyr, le long de la Vilaine puis elle gagne le Mail François Mitterrand et remonte la rue Louis Guilloux jusqu'à la rocade.

        Et là les choses se précipitent. Le chauffeur accélère. Il se retrouve bientôt sur la route de Paris à foncer comme un dingue dans la nuit noire. A l'arrière, pour la énième fois, la princesse s'est réveillée. Le prince charmant à ses côtés a posé la main sur sa cuisse nue pour la rassurer.
- Ne t'inquiète pas, ma lady. C'est encore eux. Le chauffeur va les semer."

        Eux, ce sont les anges de l'Enfer. Ils sont vêtus de blousons de cuir noir, ils chevauchent des monstres d'acier à deux roues, il y en a un qui pilote l'engin et l'autre qui est armé d'un fusil à lunette, ou plutôt d'un canon à oeil. Celui-là  est prêt à tirer, dès que l'autre se sera propulsé à la hauteur de la voiture. Ce soir encore ils sont toute une horde.

        La princesse est fatiguée. Elle a encore trop bu au restaurant, ce soir. Elle le sait pourtant bien qu'elle ne supporte pas le Champagne. Surtout l'été.

- Ca y est, je les ai semés, lance victorieusement le chauffeur en appuyant encore davantage
- est-ce possible ? - sur le champignon.
- Mais qu'est-ce que c'est que cette conne ? hurle-t-il soudain en freinant un max.

 
***

 
        La Mercédès noire semble s'affoler sur la route. Elle me fonce dessus, me fait des appels de phares, elle me heurte, elle me propulse en avant et je me rabats sur la voie de droite pour lui laisser le champ libre et...

- Et je me réveille en sursaut, en sueur, terrorisée, culpabilisée, épouvantée. Oui, j'ai bien appuyé sur le bouton d'éjection des clous. Oui, les pneus ont éclaté et peu après, la voiture noire est allée terminer sa course contre un pilier du pont. Oui, j'ai bien gardé le contrôle de ma Fiat Uno et je suis rentrée chez moi sans encombres. Oui, j'ai du mal à me rendormir. Je tourne l'oreiller dans tous les sens pour retrouver le sommeil et quelquefois, docteur, je sors de ma chambre et je vais finir ma nuit sur le canapé dans le séjour.
- Et vous dîtes que vous faites ce rêve toutes les nuits ? Depuis combien de temps
exactement ?
- Depuis trois ans, docteur.

        Le docteur se lève, va jeter un oeil à la fenêtre. Sur le quai, en face, les deux phares de la Mercédès peinte sur le mur sont éteints. Les deux fenêtres du garage sont noires, comme tous les jours.
- C'est bizarre... dit-il. Vous pouvez venir voir, Mlle Chassériau ? La voiture qui vous poursuit... Elle ressemble à celle-là ?
- C'est exactement ce modèle, docteur.
- Bon. Je vais vous donner d'autres somnifères mais... Je serais vous, je la revendrais la Fiat Uno. Je connais un marchand très bien. Un nommé Bagatelle...
 

 
 
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Rennes en délires
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