Les trois autres femmes n’ont pas bougé, pas poussé un cri. L’agresseur est passé à côté d’elles sans même dissimuler son visage, sans aucune crainte de leur éventuel témoignage, sachant très bien que ce serait coton pour elles de le décrire. Et pourtant il avait œuvré à visage découvert.
A cinq heures du matin, à Rennes comme ailleurs, le gendarme repose et le policier ronfle. Moi-même, quand je ne souffre pas d’insomnie, j’écrase comme ce n’est pas permis.
Mais la réalité, je vous en donne ma parole, ne ressemble jamais à la belle eau turquoise des piscines d’hôtels. Et nous ne sommes pas en Californie.
La nuit des coups de couteaux, la nuit des agressions, la nuit des tagueurs, des graffeurs, des voleurs, des violeurs et des serial couleurs, cette nuit-là me fait peur.
Quand on a trouvé la femme en rouge étalée sur le
trottoir on a appelé la mairie. Diane, c’est son prénom,
y était employée à un job de gardienne de parking.
C’est d’ailleurs dans l’exercice de ses fonctions qu’elle a reçu
le coup qui l’a rendue indisponible pour trois mois.
La police a mené l’enquête mais n’a pas retrouvé le
coupable. Il court toujours.
Depuis moi j’ai changé de travail. J’ai quitté mon boulot
de gardien de l’animalerie de Villejean pour un magasin d’aquariums à
l’autre bout de la ville. Je prends le bus pour aller bosser et, tous les
jours maintenant, je passe devant ce grand parking. Je vois la femme en
jaune et ses deux consœurs, fidèles au poste, immobiles. Je me demande
laquelle sera la prochaine victime du serial couleurs.
Ma ville est peuplée d’iconoclastes. Moi-même j’en suis un. Des petits monstres sans culture et des grands monstres sans scrupules démolissent tout sur leur passage. Attila n’est pas mort. Ben Laden court toujours et il y a encore eu un casse dans une des banques de mon quartier.
De la fenêtre de mon bus, lundi dernier, j’ai aperçu la femme
en rouge. Elle avait repris le travail. Mais sa collègue en bleu,
elle, manquait à l’appel.
Le serial couleur a frappé à nouveau
Qui peut-il être ? Un modeste employé qui passe ses journées dans une officine sombre, s’occupe à des tâches sans grand intérêt et qui, la nuit venue, change de personnalité ?
Il n’y a pas de brouillard sur la ville. Un couteau ne ferait que rayer la peinture. Ce n’est donc pas Jack l’éventreur. Et puis surtout… Pourquoi s’en prendre à des statues ? Les copies du Musée du Louvre qui ornent la place de Bretagne, la Diane jaune, la Diane rouge, la Vénus bleue, la Vénus verte sont-elles irrémédiablement vouées à être les victimes d’un serial couleur ?
Qu’est-ce qui peut bien passer par la tête de cet homme ? Moi-même,
en mes moments de lassitude, ne sais pas ce dont je serais capable si je
n’étais pas si bien épaulé en ce bas monde par la
musique, par la chance d’être musicien, par la sérénité
que cet état me procure.
Ici on a des meurtres bien chicos, même s’ils ont des motivations assez basses. Le coupable, je vous le donne en mille, est un des candidats malheureux du concours d’architecture urbaine organisé par la ville en vue de décorer la place de Bretagne.
M. Onésime Bélix n’a pas supporté de voir son projet ornemental écarté au profit de ces quatre femmes nues. De la jalousie d’artiste, tout simplement. Tant pis pour les amateurs de films noirs et de polars dans lesquels le narrateur est le coupable. Les psychanalystes trouveront quand même du grain à moudre dans ce fait divers typiquement rennais : le projet non retenu de M. Onésime Bélix consistait en l’érection d’un gigantesque menhir sur la place de Bretagne
On ne pouvait imaginer plus traditionnel en guise de symbole phallique
!