PATRON, C'EST MA TOURNEE
10, Le bistrot de la rue de La Borderie

 

M. Florent Fouillemerde
Agence Fiat Panda
4, rue des Petits champs
35000 RENNES

                                         M. Ferdinand FLURE
                                         Agence Dupondet et Dupontet
                                         120, rue de la Gare
                                         65125 LES HAUTS DU TOURMALET

                                                   Rennes, le 28 octobre 2000
 
                    Mon cher Ferdinand
 
 
        C'est un drôle de bistrot ici. Il faut entrer dans une petite cour, pousser la porte et on trouve juste deux ou trois tables installées dans une espèce de sas. Un comptoir, des bolées, une ampoule, des affiches anciennes pour des spectacles divers… Je me suis assis et j'ai attendu. Il n'y a personne derrière le comptoir et les gens ne font qu'entrer et sortir. Il y a une salle pleine de livres derrière le comptoir et un corridor à ma droite. Au bout d'un moment, je suis allé dans ce couloir et j'ai tourné à droite. 

        En fait, c'est un café librairie, ici. Un endroit fréquenté par des intellos : personne ne boit mais tout le monde a le nez plongé dans des livres gros comme des dictionnaires. D'ailleurs, là où je suis, ce sont réellement des dictionnaires que les gens lisent. D'autres personnes sont installées le long du mur et consultent des documents sur des ordinateurs ou des lecteurs de microfiches.

 
      Au bout d'un moment j'ai compris qu'il fallait remplir un bulletin blanc pour demander une consommation. J'en ai rempli un en mettant bien le code secret que m'avait confié mon indicateur et je l'ai remis à la barmaid.

        Ils ont une drôle de façon de communiquer, je trouve dans ce bistrot. Vous ne pouvez pas vous adresser au barman, un vieux type en cravate et boléro gris, en lui mettant sous le nez la photo d'Isaure et en lui demandant :
- Servez moi une bière blanche, s'il vous plaît. Vous connaissez cette fille ?"

        Non. Vous remplissez un bulletin blanc sur lequel vous inscrivez :
Musée des Beaux-arts de Rennes. - Amaury Duval : Isaure Chassériau / réd. Par Patrick Ramade. - 1980
Magasin Est MAGREG 109849/6

        Quelques instants après, la jeune fille revient et lance tout haut :
- Monsieur Fouillemerde !

        Au lieu d'une bière blanche elle me tend une petit brochure. Je retourne m'asseoir en face de l'étudiante noire qui prend des notes à partir d'un dictionnaire.

        Bon. Voilà l'objet. Je sors mon grand cahier rose à petits carreaux et moi aussi je recopie ce qui m'intéresse là-dedans :

Amaury-Duval (Amaury Eugène Emmanuel Pineu Duval dit)
Isaure Chassériau signé et daté en bas à droite Amaury Duval 1838
Huile sur toile
Format rectangulaire hauteur 117 cm largeur 90 cm
Collection de l'artiste léguée à Eugène Froment en 1885
Don au musée de Rennes 1886
N° d'inventaire 886-108-3

        "Un des premiers élèves d'Ingres, Amaury-Duval est aussi un de ceux pour qui la leçon du maître fut décisive. Caractérisée par une stylisation qui s'appuie sur la primauté du dessin organisateur et suggestif, la leçon d'Ingres apparaît aussi comme un éclectisme qui prend en compte les grandes esthétiques du passé : de l'antiquité à la Renaissance italienne, véritable modèle dans sa quête de pureté. C'est d'ailleurs ce besoin de retour aux sources qui anime les voyages qu'Amaury-Duval effectue en Italie. […]
 
        Isaure Chassériau, dont le portrait valut à l'artiste une médaille de première classe au salon de 1839, est la fille de la sœur d'Amaury-Duval, Emma Antigone. Devenue madame de Brayer, Isaure resta liée avec son oncle, constituant d'ailleurs pour celui-ci sa seule famille. La jeune fille était, par son père, cousine de Théodore Chassériau, le brillant élève d'Ingres. […] 

        L'œuvre surprend d'abord par ce jeu étonnant de formes ovales qui soumet les principaux éléments de la composition et les contours mêmes de l'œuvre. 

        Cette aussi grande sobriété est à peine contrariée par des bijoux à la fois discrets et modestes. Le caractère féminin du sujet étant plutôt accentué par les trois petits bouquets qui composent eux aussi une figure géométrique, un triangle en l'occurrence. […]

 
        Et malgré ces effets très calculés une impression de naturel et de fraîcheur se dégage de cette œuvre car la démarche de l'artiste s'appuie sur un minutieux et patient travail d'observation. A tel point que nous avons l'impression de regarder non pas le portrait d'Isaure Chassériau mais Isaure en train de poser pour son portrait. […]

        Soucieux de traduire la personnalité de son modèle qui lui était familier, il a su rendre par une technique savante la candeur de cette jeune fille."
 
Voir aussi le "Portrait d'Alice Ozy" par Amaury-Duval au Musée Carnavalet. 

        Bibliogr. 

Amaury-Duval. - L'atelier d'Ingres, souvenirs. - Paris, 1878 

E. Delaborde. - Des œuvres et de la manière de M. Amaury-Duval in "Gazette des Beaux-Arts", 1865, p. 419-428 

 

***

 
      J'ai refermé la brochure, j'ai refermé mon cahier, j'ai rendu la brochure à la barmaid. Elle m'a redemandé mon nom mais je n'ai rien eu à payer. Dans la petite salle avec le bar, une dame s'était assise et mangeait un croissant. Je suis sorti, j'ai regardé le nom du bistrot, histoire de n'y remettre pas les pieds, ou du moins, le moins souvent possible. Sur la porte, j'ai lu "Bibliothèque municipale". Drôle de nom pour un bistrot. 

        Maintenant, il me restait une chose urgente à faire : aller boire une bière blanche dans un vrai café. Et méditer cette information fondamentale : Isaure Chassériau s'appelait en fait Mme de Brayer.

 
        Pourquoi donc le conservateur du Musée des Beaux-Arts m'avait-il caché ce fait de la plus haute importance ? Pourquoi m'avait-on lancé à la recherche d'une personne qui n'existait même pas ? Qui tirait les ficelles de cette étrange histoire ?
 
  
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