LES PETITS PLAISIRS RENNAIS
12. Le Thabor : un lieu de mémoire
 
 
        Plus j'avance en âge et plus j'ai du mal à faire le distinguo entre la mémoire et les souvenirs. Alzheimer, sans doute. Il y a, de plus, mémoire individuelle et mémoire collective, souvenirs individuels et souvenirs collectifs. 

        Mes souvenirs individuels de "jeune Rennais" arrivé en septembre 1997 sont constitués, concernant ce lieu, de nombreux moments collectifs. 
 

 Le Thabor est un lieu de fêtes publiques :

- des concerts y ont lieu lors de la Fête de la Musique

- les mercredis du Thabor, en juillet, permettent d'entendre de la musique bretonne et de voir évoluer des danseurs et danseuses des cercles celtiques de la région

- des spectacles y sont donnés dans le cadre des Tombées de la Nuit

- le grand défilé des Européades en 1998 est parti de ce lieu

- lors du dimanche des peintres, en septembre, des artistes viennent peindre sur place et exposer leurs œuvres

- à l'Orangerie, des expositions de peintures et de photographies ont lieu régulièrement

Il n'est pas difficile dans ces conditions de collecter ici des images colorées, festives, chaleureuses . Que signifient-elles, plus largement, en termes de mémoire ?
 
- Contrairement à la rue Le Bastard ou à la galerie marchande Colombia le Thabor est un lieu de fraternité et de gratuité. Tous les travaux d'art (et de lézard !) présentés là sont accessibles à tous les Rennais et Rennaises qui font l'effort de pénétrer en ce jardin aux jours où il y a fête. 
 
 
- Dans cet environnement naturel, dans ce contexte ouvert, la culture n'a pas besoin d'artifices pour exister. Une petite sonorisation pour le kiosque, des chaises tout le long de la pente de l'Enfer devant la scène de pierre ombragée par les grands arbres d'où ne descendra jamais aucun autre décor. Parfois même un bout de pelouse suffit au bonheur des spectateurs. Fête champêtre en plein cœur de la ville !
 
- Aucune violence, pas d'agressivité. Juste de la beauté, de la sérénité, de la curiosité, du partage, de l'échange. Un petit paradis offert par les neuf muses depuis l'Antiquité ou plutôt mis à disposition de tous par ceux qui, oublieux de M6 et autres modernes tuyauteries, continuent de les taquiner "à l'ancienne" : violons, binious, bombardes, guitare, accordéon. Ici vit et survit un monde indépendant de l'électricité.
 
Mais il y a aussi un Thabor plus intime et plus traditionnel encore. Si le jardin permet, grâce à ses grands espaces, le rassemblement des citadins pour la fête, il est aussi le lieu du recueillement solitaire, de la promenade familiale, du mélange des générations.
 
- Le Thabor est un lieu de lecture. Il est le lieu de lecture par excellence dans la ville. On installe sa chaise où l'on veut, au bord de la fontaine ou sur la terrasse près des serres, on se cale contre un mur ou bien, bercé par les oiseaux de la volière chinoise en forme de pagode, on s'assoit sur un banc, voire même, on s'y allonge. 

- Le Tabor est un lieu d'écriture. On y trouve l'inspiration, le retrait, la possibilité de silence, de retour sur soi, de réflexion sur le cours des choses et l'envie de transmettre son singulier point de vue au lecteur potentiel qui est resté dehors du parc, dans la ville où, après, l'on retournera.

 
- Le Thabor est un lieu à grands-mères ! Et c'est pour cela, à mon humble avis, que ce jardin est lieu de mémoire, de transmission et de durée. Il faut voir, les dimanches après-midi, les familles au grand complet, grands-parents, enfants, petits-enfants, arpenter tranquillement les allées en tous sens, discuter lentement, sourire plutôt que rire, ne pas refaire le monde mais l'accepter pleinement tout comme aux premiers jours.
 
        J'aime cette idée qu'en cet endroit, souvent, un homme déjà âgé, une femme plus très jeune se souviennent de leurs parents, du grand-père ou de la grand-mère qui les menait ici jadis, et justement, aujourd'hui, au-devant d'eux trottine la progéniture, la "jeune génération" sur son tricyle, dans son landau, avec les ours en peluche qui existent toujours et le retour inattendu de la trottinette (rien n'a remplacé le mercurochrome non plus !). On s'arrêtera près du manège Zébulon, on poussera jusqu'au toboggan, là-bas près de Saint-Vincent. On jouera même au baby-foot avec un marron ramassé en guise de balle de liège blanc.
 
        Mais s'il m'est permis, pour finir, d'émettre un point de vue très personnel, j'évoquerai, concernant la mémoire et la poésie, l'indispensable présence des statues. On a pu supprimer le bassin à voiliers dans lequel plus d'un Rennais, plus d'une Rennaise, à ce qu'on m'a raconté, sont tombés. Supprimez les statues du Thabor et la moitié de son intérêt disparaît. Notre paradis rennais deviendra alors le parc paysager de La Courneuve, celui de Bréquigny ou celui de Villejean, trois jardins contre lesquels je n'ai absolument rien au demeurant. 

        Oui, les statues du Thabor. Ce sont elles qui donnent l'heure, qui scandent le temps, qui disent l'intemporalité du lieu, la permanence de l'homme et de la femme, la continuité de la vie par-delà métropoles et mégalopoles.

 
        J'aime cette histoire d'Eurydice arrachée aux Enfers par un poète amoureux d'elle au point de tout perdre à jamais pour un simple regard. 

        J'aime la Diane chasseresse et je suis tout surpris que cette statue brisée continue d'évoquer, lorsque je la contemple, des nuits étoilées et des lunes rousses et des soirs d'été.

 
        J'aime la gardienne de la roseraie et l'égarée des lauriers-roses et le ramoneur triste avec son hérisson - oui, je sais, c'est une marmotte, mais moi j'y vois un hérisson et j'entends "Etoile des neiges". 

        J'aime qu'il y ait un Enfer et puis un Paradis. J'aime tout le Thabor. J'aime cet endroit unique dans la ville et j'aime aussi l'idée qu'il soit clos à la nuit. A l'écart des vandales urbains il y a, derrière ces grilles, derrière ces murs, un lieu immensément magique de mémoire rennaise, universelle, voire plus si affinités.

 
P.S. Je m'aperçois avec horreur que j'ai omis de parler de la drague au Thabor. Mais outre que je ne suis plus aussi fringant qu'il y a vingt-cinq ans, mon épouse ne veut pas que j'y aille pour draguer, au Thabor. D'ailleurs, de plus en plus souvent, elle m'y accompagne.
 
 
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