CHAPITRE II : BOUBAT ET LES MYSTERES DE RENNES
15. Dans un fauteuil (mystère n° 6)
 

- Entre Fredo. Entre. Approche. Tu m'excuseras de pas me lever pour t'accueillir mais… tu vois, c'est guère facile.
- Salut, soliste.
- Salut la belle… Ca m'fait tout drôle de t'appeler comme ça… Et d'm'entendre appeler soliste… Hé c'est toute ma jeunesse qui remonte… Assieds-toi… Dis-donc, t'es comme les mauvais souvenirs, toi : tu deviens moins moche en prenant de l'âge. Qu'est-ce qui t'amène à Rennes, mon ange ? Ca fait un sacré bail qu'on ne t'y avait pas vu ?
- Je viens rechercher la valise, soliste.
- Ah ! Je me disais aussi ! Vous allez nous laisser, les filles, on a à causer entre hommes… Enfin, entre hommes, si on peut dire ! De toute façon, c'est l'heure de la fermeture. Le marchand de sable est passé depuis longtemps pour vous. Allez, mes chéries, tout le monde au dodo! La guinguette va fermer ses volets ! Vous reviendrez demain !"

        Les deux filles que l'oncle Camille était en train de lutiner quand Fredo est entré dans le rade quittèrent les cuisses du patron et sortirent, non sans jeter un regard hostile à l'intrus. Camille "le soliste" alla fermer les volets du bistrot et poussa le verrou intérieur.
 

 
- Ah, le désir, Fredo ! Le désir, c'est la grande affaire des Cinq-Sens. Je disais déjà ça à ton frère Théodore quand vous étiez gamins. Vous n'avez jamais voulu croire l'oncle Camille, vous autres, les Chassériau. Résultat des courses… Y'a qu'a vous regarder deux secondes droit dans les yeux pour voir que vous êtes devenus des sacrés tocards, tous les deux.
- Ca suffit, Tonton. Les histoires de la famille ne m'intéressent pas. Je ne m'intéresse qu'au tableau.
- Ah, Fredo ! Le portrait d'Isaure ! Quelle merveille ! Quelle vitalité! Oh la la que d'émotion ! C'est pas cher et ça peut rapporter gros ! Qui te dit que c'est ici qu'on cherche fortune ? On n'est pas au "Chat noir", que je sache ?
- J'ai reconnu ta patte, soliste, dans ce coup là !
- Pas difficile, à vrai dire. L'idée de remplacer l'original par une copie ne représentant que le décor… Pas mal, non ? Ca fait très Magritte je trouve. Ca les a rendus fous, il paraît, au Muséee des beaux-arts, cette disparition inexpliquée d'Isaure. "Isaure en avait marre de son cadre de vie. Elle est partie voguer vers d'autres aventures". Et tous ces gogos qui ont cru à l'histoire de la jeune fille peinte qui se matérialise pour s'en aller visiter Rennes ! Ah Ah ! Kamo, l'idée du siècle !
- Tu parles trop, Soliste. File-moi la toile. Je sors de taule. J'ai besoin de thune. Aie un peu le sens de la famille, pour une fois !
- Qui t'a rendu si vain, la belle ? Tu crois que l'oncle Camille se décarcasse le cul pour qu'une petite gouape efféminée de ton espèce vienne fourrer ses sales pattes de rapace édenté dans ses manipulations de haute volée. Je suis un profession…

        Le couteau de Fredo-la-Belle n'avait fait aucun bruit en s'enfonçant dans le ventre flasque et adipeux du patron du "Vieux Saint-Etienne". Le gros homme s'était affaissé doucement sur le carrelage. La rue de Dinan était vide. Fredo avait toute la nuit devant lui pour trouver la toile.
 

***
 
        Il commença bien évidemment par vider la valise du vieux Casanova "de la rue de Brest". Mais s'il trouva bien à l'intérieur un double fond, celui-ci ne dissimulait plus rien. Toute la nuit, sans faire plus de bruit qu'un chat, il examina toutes les cachettes possibles dans la maison. Ca n'est qu'au petit matin qu'il eut l'idée de dépecer, dans le bureau de l'oncle, le grand fauteuil Louis XV mité qui payait si peu de mine. C'est là que se trouvait, roulée, la toile. Il l'emporta.
 
***

        Quand il la déroula, chez lui, il tressaillit de joie au fur et à mesure qu'apparaissaient les plis de la robe de satin rose, les blanches mains d'Isaure, les manches bouillonnées, le bouquet de fleur au corsage… Mais il tressaillit plus encore quand il aperçut le visage de la jeune femme : Isaure était bien revenue sur la toile, mais dorénavant elle souriait, ses yeux semblaient briller d'un éclat nouveau de malice et surtout, elle n'avait plus ses macarons  à la mode de Louis-Philippe. Pire, il sembla à Fredo que l'oncle Camille était encore vivant et que c'est lui qui commentait, en chantant, le changement majeur survenu au tableau :
"Elle s'était fait couper les cheveux…"
 

 
 
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