- Entre Fredo. Entre. Approche.
Tu m'excuseras de pas me lever pour t'accueillir mais… tu vois, c'est guère
facile.
- Salut, soliste.
- Salut la belle… Ca m'fait
tout drôle de t'appeler comme ça… Et d'm'entendre appeler
soliste… Hé c'est toute ma jeunesse qui remonte… Assieds-toi… Dis-donc,
t'es comme les mauvais souvenirs, toi : tu deviens moins moche en prenant
de l'âge. Qu'est-ce qui t'amène à Rennes, mon ange
? Ca fait un sacré bail qu'on ne t'y avait pas vu ?
- Je viens rechercher la
valise, soliste.
- Ah ! Je me disais aussi
! Vous allez nous laisser, les filles, on a à causer entre hommes…
Enfin, entre hommes, si on peut dire ! De toute façon, c'est l'heure
de la fermeture. Le marchand de sable est passé depuis longtemps
pour vous. Allez, mes chéries, tout le monde au dodo! La guinguette
va fermer ses volets ! Vous reviendrez demain !"
Les deux filles que l'oncle Camille était en train de lutiner quand
Fredo est entré dans le rade quittèrent les cuisses du patron
et sortirent, non sans jeter un regard hostile à l'intrus. Camille
"le soliste" alla fermer les volets du bistrot et poussa le verrou intérieur.
- Ah, le désir, Fredo
! Le désir, c'est la grande affaire des Cinq-Sens. Je disais déjà
ça à ton frère Théodore quand vous étiez
gamins. Vous n'avez jamais voulu croire l'oncle Camille, vous autres, les
Chassériau. Résultat des courses… Y'a qu'a vous regarder
deux secondes droit dans les yeux pour voir que vous êtes devenus
des sacrés tocards, tous les deux.
- Ca suffit, Tonton. Les
histoires de la famille ne m'intéressent pas. Je ne m'intéresse
qu'au tableau.
- Ah, Fredo ! Le portrait
d'Isaure ! Quelle merveille ! Quelle vitalité! Oh la la que d'émotion
! C'est pas cher et ça peut rapporter gros ! Qui te dit que c'est
ici qu'on cherche fortune ? On n'est pas au "Chat noir", que je sache ?
- J'ai reconnu ta patte,
soliste, dans ce coup là !
- Pas difficile, à
vrai dire. L'idée de remplacer l'original par une copie ne représentant
que le décor… Pas mal, non ? Ca fait très Magritte je trouve.
Ca les a rendus fous, il paraît, au Muséee des beaux-arts,
cette disparition inexpliquée d'Isaure. "Isaure en avait marre de
son cadre de vie. Elle est partie voguer vers d'autres aventures". Et tous
ces gogos qui ont cru à l'histoire de la jeune fille peinte qui
se matérialise pour s'en aller visiter Rennes ! Ah Ah ! Kamo, l'idée
du siècle !
- Tu parles trop, Soliste.
File-moi la toile. Je sors de taule. J'ai besoin de thune. Aie un peu le
sens de la famille, pour une fois !
- Qui t'a rendu si vain,
la belle ? Tu crois que l'oncle Camille se décarcasse le cul pour
qu'une petite gouape efféminée de ton espèce vienne
fourrer ses sales pattes de rapace édenté dans ses manipulations
de haute volée. Je suis un profession…
Le couteau de Fredo-la-Belle n'avait fait aucun bruit en s'enfonçant
dans le ventre flasque et adipeux du patron du "Vieux Saint-Etienne". Le
gros homme s'était affaissé doucement sur le carrelage. La
rue de Dinan était vide. Fredo avait toute la nuit devant lui pour
trouver la toile.
Quand il la déroula, chez lui, il tressaillit de joie au fur et
à mesure qu'apparaissaient les plis de la robe de satin rose, les
blanches mains d'Isaure, les manches bouillonnées, le bouquet de
fleur au corsage… Mais il tressaillit plus encore quand il aperçut
le visage de la jeune femme : Isaure était bien revenue sur la toile,
mais dorénavant elle souriait, ses yeux semblaient briller d'un
éclat nouveau de malice et surtout, elle n'avait plus ses macarons
à la mode de Louis-Philippe. Pire, il sembla à Fredo que
l'oncle Camille était encore vivant et que c'est lui qui commentait,
en chantant, le changement majeur survenu au tableau :
"Elle s'était fait
couper les cheveux…"
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