Monsieur le conservateur du Musée des Beaux-Arts de Rennes
Quelle surprise n'ai-je pas éprouvé hier en visitant votre
musée pour la première fois. Sur le tableau du Baron Antoine
Jean Gros intitulé "Portrait d'Ernest-Antoine Lefossoyeur" j'ai
reconnu dans le fond de la trouée, à gauche du tableau, dans
le lointain, l'architecture très familière du château
de Tortosa, propriété de la famille Lefossoyeur, où
j'ai moi-même travaillé si longtemps jadis.
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Je ne comprends pas pourquoi, monsieur le conservateur, vous trouvez bon de faire figurer dans vos collections exposées le portrait de ce sale type. Qu'il nous en ait fait baver à nous, les employés de sa manufacture, passe encore, c'était dans l'ordre normal des choses il y a un siècle : les gros font trimer les petits, les gros s'emplissent les poches et les petits entretiennent la cagnotte de la Française des gueux en grattant à tout va aux comptoirs des maisons de la presse où ils n'achètent plus que du tabac pour leur cancer et des morpions… pour l'illusion. |
Je sais bien que tout ça est entré dans les mœurs maintenant et je vois bien que ce musée est géré par des jeunes gens qui n'ont pas connu ça et qui trouvent ça normal. Mais quand même !
Enfin ! Vous êtes libre de mettre les images de vous voulez sur les murs de votre établissement. N'empêche. Une chose que votre catalogue ne dit pas et que vous ne savez sûrement pas à propos d'Ernest-Antoine Lefossoyeur, c'est tout ce qui concerne sa disparition mystérieuse.
Je crois que parti comme je suis je vais vous raconter ça. De toute
façon, y'a prescription, et pis, c'est dur à croire, mais
avec les copains du syndicat on n'a fait que le courser un peu dans le
parc de son château, histoire de le forcer à négocier
sur les salaires. On était bien cinquante, dans nos fauteuils roulant,
à poursuivre le sien. Et quand il a été acculé
contre la paroi, sur la terrasse de son château, avec la rivière
Chirloute qui coulait en contrebas, on n'a même pas eu besoin de
le pousser. On s'est juste arrêté en demi-cercle autour de
lui et l'on a observé, en silence, sans rien dire. On l'a regardé
suer de trouille de n'être plus pour une fois le maître, le
ministre, le patron, le patriarche mais simplement le mis en examen, l'homme
parmi les hommes.
Je sais que c'est difficile à croire, même et surtout pour nous qui sommes des mécréants post-marxistes. Mais quand les deux anges sont descendus du ciel, l'ont pris sous les aisselles et l'ont précipité dans le vide un miracle s'est accompli : nous sommes tous redevenus valides. Nous avons jeté alors nos fauteuils roulants dans la rivière, par-dessus son corps noyé et nous sommes partis, libérés, vers des lendemains meilleurs. |
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