CHAPITRE XVII : LA PLUME ET LE PINCEAU
13 : Le portrait d'Ernest-Antoine Lefossoyeur (lettre anonyme)
 
                             Rennes, le 30 janvier 2151

                Monsieur le conservateur du Musée des Beaux-Arts de Rennes
 
        Quelle surprise n'ai-je pas éprouvé hier en visitant votre musée pour la première fois. Sur le tableau du Baron Antoine Jean Gros intitulé "Portrait d'Ernest-Antoine Lefossoyeur" j'ai reconnu dans le fond de la trouée, à gauche du tableau, dans le lointain, l'architecture très familière du château de Tortosa, propriété de la famille Lefossoyeur, où j'ai moi-même travaillé si longtemps jadis. 
 
 
 
        J'ai bien sûr aussi reconnu Ernest-Antoine Lefossoyeur au premier plan. Cela ne m'étonne pas qu'on le voie, tout petit déjà, en train de martyriser des plus faibles que lui, en l'occurrence un pauvre petit oiseau qu'il vient de capturer avec une ficelle, un bout de bois et le chapeau de son grand-père maternel, Marcel Nasdaque-Médeffe de sinistre mémoire.

 
        Je ne comprends pas pourquoi, monsieur le conservateur, vous trouvez bon de faire figurer dans vos collections exposées le portrait de ce sale type. Qu'il nous en ait fait baver à nous, les employés de sa manufacture, passe encore, c'était dans l'ordre normal des choses il y a un siècle : les gros font trimer les petits, les gros s'emplissent les poches et les petits entretiennent la cagnotte de la Française des gueux en grattant à tout va aux comptoirs des maisons de la presse où ils n'achètent plus que du tabac pour leur cancer et des morpions… pour l'illusion. 
      Mais ce salaud là, une fois devenu maire de Montpellier puis ministre de l'Economie et des finances du gouvernement d'Union nationale, c'est quand même le type qui a fait passer le nombre d'annuités nécessaires pour la retraite de 80 à 95 ans et l'âge minimum de celle-ci de 120 à 135 ans !

        Je sais bien que tout ça est entré dans les mœurs maintenant et je vois bien que ce musée est géré par des jeunes gens qui n'ont pas connu ça et qui trouvent ça normal. Mais quand même !

        Enfin ! Vous êtes libre de mettre les images de vous voulez sur les murs de votre établissement. N'empêche. Une chose que votre catalogue ne dit pas et que vous ne savez sûrement pas à propos d'Ernest-Antoine Lefossoyeur, c'est tout ce qui concerne sa disparition mystérieuse.

        Je crois que parti comme je suis je vais vous raconter ça. De toute façon, y'a prescription, et pis, c'est dur à croire, mais avec les copains du syndicat on n'a fait que le courser un peu dans le parc de son château, histoire de le forcer à négocier sur les salaires. On était bien cinquante, dans nos fauteuils roulant, à poursuivre le sien. Et quand il a été acculé contre la paroi, sur la terrasse de son château, avec la rivière Chirloute qui coulait en contrebas, on n'a même pas eu besoin de le pousser. On s'est juste arrêté en demi-cercle autour de lui et l'on a observé, en silence, sans rien dire. On l'a regardé suer de trouille de n'être plus pour une fois le maître, le ministre, le patron, le patriarche mais simplement le mis en examen, l'homme parmi les hommes.
 
        Je sais que c'est difficile à croire, même et surtout pour nous qui sommes des mécréants post-marxistes. Mais quand les deux anges sont descendus du ciel, l'ont pris sous les aisselles et l'ont précipité dans le vide un miracle s'est accompli : nous sommes tous redevenus valides. Nous avons jeté alors nos fauteuils roulants dans la rivière, par-dessus son corps noyé et nous sommes partis, libérés, vers des lendemains meilleurs. 
 

 
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