Chapitre XIII, PATRON, C'EST MA TOURNEE
Texte 106 :    Le "C LA CON CAUSE"

 
 
       Rue Saint-Georges, à Rennes, au bar "C LA CON CAUSE". Il règne une atmosphère bon enfant en ce mois de novembre 2999. Il se fait tard déjà mais on se laisse aller à des discussions sans fin et puis l'on se sent bien dedans car à l'extérieur il fait entre -40° et -50°. Les Bretons ne sont pas habitués à ces températures venues tout droit de la Sibérie. Ces dérèglements géographico-climatologiques sont la conséquence directe des activités de l'homme, cadeau légué à notre bonne vieille terre à la fin du XXIe siècle. 
 
        Bref, nous nous retrouvons là quatre ou cinq bons vieux amis et amies autour d'une boisson chaude, qui un thé, qui un vin chaud, qui un cappuccino et qu'y faisons-nous ? On écrit. Tous ceux qui sont réunis autour de cette petite table écrivent. Bien sûr, en cette année 2999 finissante l'idée d'écrire fait sourire puisque après l'invention du téléphone puis du portable arriva la dans la foulée la messagerie électronique liée aux sites internet. Le mot "site" peut prêter à confusion car il renvoie à la géographie mais aujourd'hui un site peut être virtuel, c'est à dire n'ayant d'existence que sur un écran d'ordinateur. Donc, à partir de là exit les sites enchanteurs et réels comme la forêt, la mer, la montagne. Nous avons changé de planète mais combien s'en sont rendu compte ? Gageons que la prochaine fois les humains, s'il en reste, ne se laisseront pas surprendre.

         Est-ce que cette découverte révolutionnaire pour les échanges humains allait signer l'arrêt de mort de l'écrit ? Est-ce que la galaxie Gutenberg de Mr Mac Luhan allait disparaître à
jamais ? On se parlait toujours quand même, il y avait encore du papier et de quoi écrire mais la plus grande partie des relations humaines se faisait soit par téléphone, soit par internet, à tel point que des corps de métiers se mettaient fréquemment en grève parce qu'il n'y avait plus assez de courrier à mettre dans les boîtes… lorsque l'on trouvait encore des boîtes à lettres dans les immeubles d'ailleurs !

         Les quatre ou cinq ami(e)s se retrouvant là, dans ce bar, formaient le noyau dur d'un groupe qui avait décidé que l'écriture ne devait pas mourir et, même si nous avions  peu de moyens, nous avions décidé de lutter coûte que coûte avec comme seules armes des feuilles de papier que nous avions stockées, des crayons, des stylos et tout ce qui pouvait permettre à la pensée, par l'écrit, de continuer à s'exprimer.

         Gaëtan, Dany, Arthur, Sarah et moi-même étions donc réunis pour tenter de faire revivre les petites histoires qui avaient fait la gloire des ateliers d'écriture du passé et qui risquaient à très court terme, dans un scénario catastrophe, de se faire anéantir. Qui sait ce qui adviendrait alors de toute pensée véritablement humaine ? Bien sûr, tout ceci n'était que pure spéculation intellectuelle, vagabondages de l'esprit mais en l'état présent des avancées scientifiques et technologiques, on pouvait s'attendre au meilleur comme au pire.

         Alors que certains discutaient à bâtons rompus, tandis que d'autres écrivaient pour ne pas perdre la main retentit soudain au dehors la sirène. La sirène, vous savez, celle des pompiers, celle que l'on entend une fois par mois, le mercredi, je crois. Je me levai et profitai de l'occasion pour aller prendre un bol d'air. Les autres se demandèrent quelle mouche me piquait.
- Je reviens, dis-je tranquillement

         Je sortis et… A peine avais-je mis le pied dehors que… Le trou noir… vous savez, au sens astronomique mais aussi un peu comateux du terme : en quelques secondes, je sombrai dans l'inconscience.

***

        Reprenant difficilement mes esprits, ayant perdu toute notion de temps, je me levai, un peu engourdi, de l'espèce de paillasse synthétique qui me servait de lit. L'endroit était propre, plus proche d'une chambre d'hôpital que d'une cellule de prison, mais pas avec des murs et quatre coins : plutôt une sorte de cylindre. Une lumière bleutée émanait d'une porte et j'avais l'étrange sensation qu'elle n'était pas diffusée par une lampe normale.

        Un tour d'horizon rapide : mobilier réduit au minimum, la paillasse, une table, une sorte de chaise, pas une gravure ou un tableau sur les murs. Ameublement monastique ! Interloqué, perplexe, quelque peu inquiet de cet univers inconnu, je m'aperçus qu'une légère odeur assimilable à celle de l'ozone régnait dans ce lieu et que j'avais quelque difficulté à respirer.

        Après ces investigations rapides, revenant à des considérations aussi pratiques qu'urgentes, je décidai de faire face à cette réalité bizarre qui n'était pas la mienne et de comprendre pourquoi et comment, d'un seul coup, je m'étais trouvé séparé de mes ami(es). Prestement, mais avec précaution, je me dirigeai vers la lumière bleutée et, alors que j'allai frapper à cette porte, mon index rencontra le vide et je basculai vers l'avant, me retrouvai les quatre fers en l'air, plongeant à nouveau dans une autre pièce cylindrique.

        Au milieu de la pièce à nouveau une table avec une présence humaine assise à la table et semblant écrire. Ecrire ? Mais alors, me dis-je, un pied dans le réel et un autre dans le rêve, s'il écrit, peut-être est-ce quelqu'un des miens, un confrère en écriture égaré lui aussi ? Une lueur d'un espoir étrange traversa mon esprit tel un flash en pleine figure. Mais je devais rapidement déchanter…

        L'individu ne bougea pas, bien que mon arrivée un peu bruyante eût pu le faire sursauter ou, pour le moins, le faire se retourner. Le personnage semblait bien être en train d'écrire. Je m'approchai doucement, la gorge un peu nouée. Qui allais-je trouver en face de moi ? Arrivé à environ deux mètres, j'entendis "crouic crouic crouic" : l'être pivota sur sa chaise. J'eus un geste de recul, mon cœur battit à plein régime. Je me retrouvai devant une sorte d'androïde, robot au faciès rouillé, aux yeux de maquereau pas frais et l'air parfaitement inexpressif.

        Je me lançai le premier dans la prise de contact :
- Euh… Bonjour ! S'il vous plaît… Où suis-je ? Où sommes-nous ?

        Une voix robotisée à souhait me répondit d'un ton haché :
- Sur Jupiter, voyons, monsieur ! Quelle question !
- C'est une plaisanterie ?" m'enhardis-je.
- Est-ce que j'ai l'air de plaisanter, monsieur ?
        A l'évidence, son faciès, si on peut employer ce terme, n'arborait pas le moindre signe qu'il plaisantât.
- C'est que… j'aimerais regagner la Terre, ou du moins retrouver l'endroit où j'ai perdu mes amis de vue ! J'ai dû faire un malaise… Au fait, quelle heure est-il, s'il vous plaît ?
- Je ne sais pas, monsieur. Ici nous ne fonctionnons pas avec le temps.
- Qu'est-ce que vous me chantez là ?
- Je ne chante pas, monsieur. C'est ainsi. On ne sait pas chanter, ici.
- Bon, ça va. Trêve de plaisanterie, si  l'on peut dire. Où puis-je savoir l'heure des navettes pour rejoindre la Terre ?
- C'est quoi une navette, monsieur ?

- Mais ce n'est pas possible ! C'est l'idiot du Cosmos ! pensai-je intérieurement. J'ai des hallucinations ! A l'évidence, il m'arrivait une aventure rocambolesque autant que comique.

- La navette. L'avion. La fusée. Le vaisseau intergalactique. La gare spatiale. Je ne sais pas     moi !
- Vous pensez peut-être à la sphère ?
- Ce doit être cela, oui !

        Il commençait à m'échauffer les oreilles, l'androïde de service !

- Allez ! m'indiqua-t-il en me montrant une autre porte située au fond de la pièce sur la droite. Nanti de cette réponse évasive, je pris congé de mon précieux interlocuteur.

***

         Je passai alors dans un nouveau sas puis m'engageai dans un couloir interminable toujours éclairé ça et là par la permanente lueur bleutée. Avançant d'un pas rapide, je mis à penser qu'en réalité, je n'étais pas plus avancé et encore moins rassuré sur ma situation. Celle-ci devenait réellement angoissante. Que faire pour sortir de ce labyrinthe auquel je ne comprenais rien et où cependant je gardais toute ma tête. Où étais-je exactement ? Quand étais-je ? Comment retrouver le bar "C LA CON CAUSE" et mes ami(e)s qui devaient être rongé(e)s d'inquiétude à mon sujet. Puis je me surpris à penser qu'ils n'avaient peut-être même pas remarqué que je n'étais pas revenu !

        Couloirs sans fin, murs sans fenêtre, pas de trace d'escalier ou d'ascenseur, pas de téléphone, pas de bouton de sonnerie quelconque ou d'interrupteur… Et puis personne, hormis l'androïde qui ne m'avait pas été d'un grand secours, c'était le moins qu'on puisse dire, et sur lequel je me perdais en conjectures quant à sa présence, voire son utilité. Des tas de supputations se bousculaient dans mon esprit, je me disais avec naïveté qu'il aurait suffi d'une porte, d'une fenêtre, d'un ascenseur pour que, tout naturellement, je bascule dans cet autre couloir du temps parallèle à celui-ci, sans doute très proche mais sans intercommunication, pour que je me retrouve dans mon univers normal, celui où mes amis m'attendaient autour de leur boisson chaude. Malgré la précarité de ma situation, je réunis le restant de mes forces physiques et mentales pour ne pas sombrer dans le désespoir. N'entrevoyant pas d'issue à ce labyrinthe, je finis par m'asseoir et essayai de réfléchir. Au bout d'un quart d'heure le sommeil me tomba dessus.

***

        J'ouvre les yeux, lentement. Je prends conscience de moi-même, de mes membres : mes mains, mes pieds fonctionnent normalement, ma tête aussi. Je suis, visiblement, dans un lit, dans une pièce apparemment normale. En tournant la tête, je me rends compte qu'il y a une fenêtre. Au dehors le ciel est bleu et un rayon de soleil emplit la pièce. Je me lève, me dirige vers la fenêtre. Je ne connais pas les lieux mais, ouvrant la fenêtre, un bol d'air vivifiant finit de me réveiller et je me sens envahi par un féroce appétit de vivre : cela faisait longtemps que je n'avais ressenti cela avec une telle intensité. Quel bien être ! Je m'emplis les yeux : la mer est d'un bleu qu'aucune peinture ne peut restituer. Partout aux alentours goélands et sternes vont et viennent. Au loin je crois voir des cormorans rasant les flots comme ils savent si bien le faire sans jamais heurter la crête des vagues.

        Je me sens bien. Au pied de la fenêtre, je reconnais mon sac. A l'intérieur des affaires propres ont été déposées par une âme qui me veut du bien. J'arrête de me poser des questions. Une douche rapide mais bienfaisante et je quitte cette pièce. Personne dans les parages, à mon grand étonnement. Enfin, à l'extérieur, au bas des escaliers qui mènent à la plage, à quelques mètres, je les aperçois. Tous sont là à m'attendre en tenue d'été : Gaëtan, Dany, Sarah, Arthur.
- Vincent, viens te baigner ! L'eau est à 25° !
- Mais…

        Je ne comprends pas tout bien sûr mais je me laisse emporter par leur confiance et leur amitié. Direction la mer !
 
                                        E. Crivin
 

 
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