Le patron du Pyranha’s Bar n'a qu’un bras. Près du café coule
la Vilaine. Quel poisson monstrueux, quel crocodile à horloge surgi
des fonds boueux a emporté son bras droit ? Avouez le, vous aimez
vous raconter des histoires.
L’horloge de la gare a toujours deux minutes d’avance. Ceci pour permettre
aux voyageurs trop justes d’attraper leur train. Quelqu’un est payé
pour ça, pour dérégler le temps, créer deux
petites minutes en plus qui n'existent nulle part ailleurs dans les calendriers.
Deux ronds blancs sur le cadran rouge. Deux atomes libres. Place de la
gare, grande première scientifique avec la production expérimentale
de deux minutes de temps libre synthétique.
Se promener dans la ville en détournant systématiquement
toutes les inscriptions de leur sens initial avec le mauvais esprit qui
vous caractérise. Place Saint Germain, le patron d’un restaurant
affiche sur une ardoise son triste lot quotidien d’une phrase vacharde
: " Ici, morue ménagère ".
Descendre aux prairies Saint Martin par le raidillon de la rue d’Antrain,
près du bar-tabac, avec le sentiment qu’une fois passé le
pont rien n'est impossible. Hésiter au croisement des allées
comme Livingstone devant les sources du Congo. Se laisser surprendre par
le rugissement d’un rouge vermillon sur une cabane en bois et les totems
barbares des girouettes dans les jardins. Trouver parmi les panonceaux
" Chien méchant ", " Je monte la garde " et " Pièges à
loups ", un panonceau unique, solitaire, énigmatique : " Attention
: chat lunatique ".
Frémir d’horreur et de plaisir confondus quand le boucher chevalin
montre un bout de barbaque sanguinolente à un client, et qu’il jette
en vrac une poignée de mitraille dans sa caisse en fer avec ses
grosses paluches pleines de sang et des restes de viande hâchée
sous les ongles. Plaisir de l’ogre des contes d’enfants retrouvé
qui se mouche le nez dans son grand mouchoir à carreaux, sur le
marché des Lices (le samedi uniquement).
Au 50 rue Saint Malo, au fond d’une cour, le foyer Sainte Zite accueille
les bonnes de curé en retraite. En quelques vingt mètres,
passer de l’enfer de la " Rue de la Soif " à ce roman pour jeunes
filles sages. Faire plusieurs fois l’aller et retour jusqu’à ce
que le petit hôtel balzacien prenne un air de maison louche, et la
rue Saint Malo une allure de voie céleste sanctifiée par
la lumière de ses troquets.
Place Rallier du Baty, au fond du passage couvert derrière la banque, un ballon tombé par le soupirail dans une oubliette de la muraille romaine attend l’enfant assez menu (et assez hardi) qui se glissera entre les barreaux pour le délivrer
Nicolas André
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