Pour ou contre l’accès motorisé aux urnes ?
Il y a quelques jours, à Rennes, avant le scrutin du 1er tour des législatives, je rencontre à l’oeuvre derrière la tireuse de bières d’un bar improvisé au cours d’un concert gratuit, un candidat de ma circonscription. Il est présenté par un mouvement de citoyens dont le programme électoral porte sur le partage des richesses et la protection de l’environnement, idées auxquelles je suis fort sensible. |
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Comme il n’a pas les moyens d’avoir une voiture, il dépend de la bonne volonté des uns et des autres pour mener sa campagne , fait assez rare pour être signalé et suffisamment extraordinaire, sans doute, pour ne pas motiver l’aide pourtant indispensable d’une équipe de colleurs d’affiches dans toutes les communes de sa circonscription. Aussi doit-il prendre seul son courage à deux mains, les plongeant fréquemment jusqu’au petit matin dans la colle au lieu de serrer celles de ses électeurs potentiels avec ce petit air condescendant et faussement prometteur qui caractérise d‘ordinaire le candidat parfumé aux ongles soignés quand il monte à l’assaut du chaland dans les meetings et sur les marchés.
Je suis moi-même un grand adepte du stop, de la marche à pied et du transport en commun, par force et par conviction. Je me sens donc vite en fraternité avec cet homme-là et décide de lui offrir, pour ses affiches, la grande vitrine en façade de mon logement, une ancienne station-service au carrefour de deux routes fréquentées à l’entrée d’un village de deux mille âmes. Par une aubaine extraordinaire, je viens tout juste d’en repeindre la façade. Bien que ce ne soit pas l’environnement idéal pour habiter, l’endroit est tout à fait adapté à une campagne d’information : des centaines d’automobilistes y passent chaque jour, au compte-goutte d’un panneau de stop qui leur laisse tout le loisir de découvrir les nouveautés réjouissantes avant de se plonger dans une terne journée de travail.
Isidore Chassériau n’est pas un sot. Il accepte la proposition et conclut notre discussion en m’offrant un demi que je bois d’un trait. Puis, je vais me mettre en marche vers la quatre voies où j’arrête rapidement de mon pouce tendu une automobile qui me conduit jusqu’à chez moi. Le lendemain soir, véhiculé par un copain, Isidore m’apporte tout un matériel que je me charge immédiatement de disposer bien en vue du trafic dans la clarté immaculée de l’éclatante peinture blanche. Les belles affiches orange sont aussitôt pendues en grappes aux poteaux du auvent comme des fruits généreux et présentées derrière la fameuse vitrine comme des publicités acidulées évoquant les bonbons. Quel exotisme dans ces promesses parmi les fumées d’échappement, le vrombissement des moteurs et le concert des klaxons matinaux !
Pour parfaire ce petit paradis, il ne me reste plus qu’à patienter
jusqu’au dimanche suivant où je couronnerai cette harmonie en glissant
dans l’urne mon vote en faveur de Isidore Chassériau. Je me réjouis
déjà de savoir que l’Euro 60 que lui rapportera ma voix ne
remplira pas d’un litre le réservoir d’une automobile pour finir
dans les coffre-forts d’une compagnie pétrolière.
Le dernier naufrage de pétrolier, évènement fréquent dans notre région baignée par la mer n’a heureusement pas souillé la plage et les rochers de St Malo, ni occis ses mouettes et ses goëlands. |
Personne n’ignore combien sont aléatoires les prévisions d’horaire lorsqu’on se déplace en stop. Pourrait-on en dire autant de la météo ? Je maugrée déjà à l’idée de rentrer dès midi le dimanche, sous la pluie de surcroît. Je m’imagine attendre des heures, pouce tendu au dessus de l’asphalte mouillée, essuyant les éclaboussures grises que projettent les folles embardées des bolides hargneux conduits par des vacanciers moroses sur le retour. Aussi, lorsqu’un ami de Saint-Malo qui doit voter à Rennes propose de me déposer au passage à mon bureau de vote, j’accueille avec joie cette occasion de prolonger de quelques heures ma contemplation des flots sous le grain vivifiant des bourrasques et d’éviter l’agression de la route motorisée sur ma personne qui ne l’est pas.
Il nous suffira de partir à 17 heures.
Je me présente donc le Dimanche chez l’ami en question qui m’ouvre la porte en robe de chambre, une poche de glaçons en guise de couvre-chef. Il est bien trop malade pour prendre la route pendant 2 heures et aller voter jusqu’à Rennes. Mais il met un terme à mon dépit en me proposant de me prêter son véhicule. |
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Oui, il faut bien savoir parfois faire une entorse à ses principes, surtout quand l’espoir de la nation est en jeu. Je démarre le véhicule dont la jauge m’indique qu’il ne reste plus d’essence. J’ai bien quelque menue monnaie mais je juge qu’à la vitesse où j’ai l’habitude de conduire, mon allure sera suffisamment économe pour tenir jusqu’au bureau de vote. Et hop ! Un principe de sauvé !
Au bout d’une demi-heure, voici un bouchon. L’oeil rivé à l’horloge du tableau de bord, je fais des pronostics. Le vote est encore jouable. Au bout d’un quart d’heure, dépassé au coeur même du bouchon, l’espoir se fait ténu. Et lorsque à l’issue du conglomérat poussif, les chevaux se libèrent, le voyant de la réserve s’allume. Je ne veux pas troquer mon vote contre un abandon caractérisé de mes principes de vie. Ni enrichissement du capitalisme pétrolier, ni excès de vitesse dépassant mes normes nettement plus sévères que celles de l’état. L’aiguille collée au 80, je coupe les gaz dans les descentes. Apparemment je suis le seul à avoir tous ces scrupules. Mais je résiste. Rien ne me fera jamais agir comme les autres, surtout si cela doit porter atteinte à l’environnement et aux populations courbées sous la tyrannie de l’économie mondiale.
Comme un deltaplane parmi des fusées, je m’évente enfin sur la petite route qui mène à mon village. Il me reste 3 minutes pour faire 5 kilomètres. Je les fais en 5 mais rien n’est perdu, la ponctualité n’est pas une qualité précisément électorale ni politique. Sur le parking de la mairie, une place est justement à prendre à côté de la voiture du Maire. Je m’y glisse, y voyant un bon signe, je vérifie la présence de ma carte d’électeur dans ma poche, je cours jusqu’au hall de la mairie. Le bureau de vote est à droite, je tourne la tête : plus de bulletins ni d’enveloppes sur la grande table. Je demande, les larmes aux yeux : “C’est clos ?”. Derrière le registre un adjoint plein de bonhomie lance un regard plein d’espoir au 1er adjoint qui, depuis l’urne qu’il vient de couvrir me répond, implacable : “Oui, depuis 3 minutes !”.
Ainsi, je n’ai pas voté pour Isidore Chassériau qui, de toute
façon, n’a aucune chance d’être présent au deuxième
tour. Je rentre à la maison. Au carrefour, derrière les essuies-glace
qui couinent inlassablement pour chasser les trombes de pluie, je vois
les affiches en loque sous le auvent, dégoulinantes de ruisseaux
oranges à l’aplomb du petit terre-plein où se dressaient
jadis les pompes à essence.