Chapitre IX, LA GALERIE DE PORTRAITS
Texte 109 : Emma-Antigone Duval, veuve Chassériau, fait bouillir la marmite
 
 
M. Eugène Amaury-Duval 
30, quai Duguay-Trouin 
35000 RENNES
 
M. Florent Fouillemerde 
Agence Fiat Panda 
4, rue des Petits-Champs 
35000 RENNES
                                                                                Rennes, le 18 août 1885

                            Cher Monsieur
 
       Ma soeur resta donc seule avec un enfant, une petite fille de quatre ans, et vint s'installer chez mon père, dont les ressources étaient bien faibles pour subvenir aux frais d'une maison : le traitement de l'Institut et une pension de retraite du ministère étaient tout ce qu'il possédait.  Et moi, sans état, apprenant un art peu lucratif à cette époque, loin de venir en aide à mon père, j'ajoutais encore aux charges nombreuses dont il était accablé. 

        C'est alors que le courage de ma soeur sut parer a ce que cette situation avait de difficile.  Du jour où elle vit que tout dépendait de son énergie, sa résolution fut vite prise, et elle se mit à l'oeuvre.

 
Isaure Chassériau enfant, reconnaissable 
à ses vêtements roses et à ses couettes naissantes. Ce tableau figure 
sur une enseigne à Saint-Malo intra muros
 
       Musicienne, douée d'une voix charmante et sympathique, elle chercha des leçons, et ne fut pas longtemps sans en trouver ; je dois dire que nos amis se mirent en campagne pour elle avec un affectueux empressement.
 
        Mais que de fatigues, que de patience, quelle force de volonté pour faire du jour au lendemain un métier tout nouveau, et l'un des plus pénibles qu'il y ait!  Il m'arrivait souvent, encore malade d'une fièvre qui me tenait éveillé, d'entendre à cinq heures du matin du bruit dans la chambre de ma soeur.  C'était en plein hiver : elle se levait, je voyais à sa fenêtre la lueur d'une bougie. 
        En un instant, elle était sur pied et prête à partir ; le bruit de ses socques résonnait sur le parquet , des portes s'ouvraient, se refermaient, et je pensais, non sans un saignement de coeur à la course que, par ce temps, à cette heure matinale, ma pauvre soeur allait entreprendre pour sa fille, pour notre père..., pour moi ; - et j'avais vingt ans !  J'aurais pu, à cet âge, l'aider au moins... Elle n'eut jamais cette pensée, m'encourageant au contraire à persévérer dans mes études de peinture, et trouvant tout simple de prendre pour elle le côté le plus dur de la vie.
 
        Je me souviens que c'était pour aller à Vincennes qu'elle se levait avant le jour.  Elle avait là deux leçons de piano, et devait y être rendue vers neuf heures.  Comment y allait-elle ? à pied sans doute, car les voitures auraient absorbé le prix des leçons.  De Vincennes, elle revenait à Paris continuer ses courses dans les quartiers les plus éloignés,    où elle avait un assez grand nombre d'élèves que lui avaient attirés son talent et plus encore peut-être l'intérêt qu'inspiraient son énergie et son courage.
 
        Après de pareilles journées, on imagine dans quel état de fatigue elle rentrait à la maison, « tuée », comme elle me disait dans une de ses lettres ; mais ce qui peindra en peu de mots
ce caractère exceptionnel , c'est que, revenant à ce point exténuée, et trouvant parfois sur sa
cheminée une lettre, elle l'ouvrait rapidement :
- Deux places pour ce soir aux Français ! me disait-elle en sautant de joie.  Va dire qu'on serve le diner plus tôt, et nous irons ensemble."
 
        Toute sa fatigue avait disparu ; un instant de sommeil lui suffisait. « Laisse-moi, me disait-elle, perdre connaissance cinq minutes. » Et quand je rentrais, je la trouvais reposée, fraîche et prête à partir.
 
        Nous n'avions pas tous les jours de pareilles aubaines, et le plus souvent nous passions la soirée à la maison.  Quelques artistes de nos amis venaient nous voir ; alors les questions d'art, si vivaces à cette époque, étaient bien vite abordées : on discutait, on se disputait, pour mieux dire, et cela sans que chacun de son côté interrompît le croquis ou l'étude commencés sur le coin de la table.
 
        Quand Thiers et Mignet venaient, la conversation prenait un tour plus grave; ils nous apportaient des nouvelles politiques.  C'était à l'époque de la fondation du National ; ils nous annoncèrent un soir l'apparition de ce nouveau journal et nous en firent connaître le but : le renversement de la dynastie.... naturellement.   

        J'entends encore M.  Mignet, le dos appuyé à la cheminée, répondant à une question qu'on lui fit sur le remplaçant qu'ils avaient en vue : « N'y a-t-il pas quelqu'un au « Palais-Royal » ? Cela se passait le 31 décembre 1829, et le National parut le 1er janvier 1 830.

        Pendant les conversations ou les discussions, ma soeur, qui ne pouvait pas rester une minute sans rien faire, travaillait à quelque ouvrage de femme, n'oubliant jamais le but qu'elle s'était imposé de nous faire vivre et de donner à sa fille une éducation pareille à celle qu'elle avait reçue elle-même.  Avec son imagination toujours active, elle inventait quelque objet de mode dont elle pût faire un petit commerce, et ses nombreux amis, toujours à l'affût des occasions de lui être utile, s'empressaient de le lui acheter ou de lui commander le pareil.
 
        Pendant un certain temps, ce furent les bourses en filet de soie qu'elle mit à la mode ; on ne les lui marchandait pas, bien entendu, et ce travail lui rapportait beaucoup, quoiqu’elle ne pût s'y livrer que le soir, ou une heure ou deux avant le dîner , en revenant de ses leçons, et que ce genre d'ouvrage exigeât un soin et une patience inouïs.  Je me souviens de sa joie quand, un jour, Vatout vint lui annoncer que la duchesse d'Orléans (depuis reine des Francais) désirait avoir une de ses bourses. 
 
       On se doute bien que Vatout avait fait à la princesse un portrait de ma soeur qui dut toucher cette sainte femme, et que la bourse était un prétexte.  Celle-là fut payée cent francs.  Quelle joie dans la maison ! Mais cette bourse, blanche, parsemée d'ornements en or, était un chef d'oeuvre, et l'on pourra se figurer le soin et la patience qu’un pareil travail exigeait quand on saura qu'à chaque tour de mailles ma soeur était obligée de tremper le bout de ses doigts dans un verre d'eau pour conserver à la soie toute sa fraîcheur.
Jean Vatout (1791-1848)
 
 
        Après les bourses, elle eut l'idée de faire à sa façon, d'une forme originale et charmante, ces petits sacs que les femmes portaient toutes encore à la main, et que l'on nommait des ridicules.  Avec un simple morceau d'étoffe, en un tour de main, elle fabriquait des sacs élégants et fort jolis, qui eurent un immense succès.  Elle les vendait cinq francs, et ne pouvait suffire à toutes les commandes, surtout à celles de la fameuse madame Irlande du Palais-Royal
 
         Lorsque le succès d'une de ses inventions commençait à baisser, son imagination inépuisable savait à l'instant en découvrir une autre.  N'eut-elle pas un jour l'idée de demander à M.  Thiers, dont l'écriture laissait à désirer, s'il voulait lui donner à copier ses manuscrits pour l'impression ! M.  Thiers, enchanté d'avoir une occasion de lui rendre service, accepta avec empressement, et elle transcrivit de sa belle écriture l'Histoire de la Révolution française.
- Tu dois être bien forte, lui dis-je un jour, sur les principes de 89 ?
- Pas un mot, mon cher!  me répondit-elle.  Je copie, je ne lis pas, et, pendant ce temps, je pense à un roman que je vais faire. »

        Elle le fit en effet (L'Oncle et la nièce, publié sans nom d'auteur) , et l'édition, grâce encore à nos amis, fut promptement épuisée.

        Cela ne vous intéresse pas, monsieur Fouillemerde, d'aller faire un tour à Samfou-les-Boules, histoire de voir si le Centre de conservation du livre de la B.N.F. installé là-bas n'aurait pas microfiché ou microfilmé cet ouvrage ?

        Vous préférez peut-être traîner votre carcasse dans les bistrots de Rennes ? Vous avez raison. Promenez vous bien dans Rennes, c'est une ville qui vaut le coup d'oeil.
 
 
            Eugène Amaury-Duval

N.B.  On notera, à propos de la Révolution française, qu'Emma-Antigone s'en fichait... du Thiers comme du
          quart !          J.P.L.
 
 
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